Les Marchands, la fable noire et puissante de Joël Pommerat

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Depuis plus de quinze ans, Joël Pommerat qui se revendique “écrivain de plateau”, écrit et met en scène. Reconnaissables dès les premières secondes pour l’univers poétique dont elles sont tissées, mêlant intimement le clair-obscur de l’imaginaire (l’inconscient) à la réalité mais aussi les rapports sociaux entre individus, les histoires scéniques de Joël Pommerat s’apparentent à des comtes moraux et immoraux.

Où comment le bien et le mal se masquent, se mélangent l’un derrière l’autre, l’un avec l’autre. Et à partir d’un sujet qui semble tout à fait réaliste donc concret, le dramaturge nous entraîne de par son écriture dans une autre réalité, celle de personnages enfermés en eux-mêmes qui rêvent et parlent seuls à travers de longs discours émouvants ou encore entre eux, déterminés par le rôle familial/social dans lequel ils sont enfermés. L’utilisation du micro comme vecteur de la voix contribue aussi à créer un climat à part entière.

Les Marchands s’intéressent à ceux qui pourraient être les employés de la famille d’industriels de Au monde à travers la vie de deux amies que tout oppose. D’un coté, la narratrice, cartésienne, qui raconte en voix off toute l’histoire de son seul point de vue. On apprend qu’elle travaille dans une usine d’armement (Norscilor) qu’elle aime et qui structure son existence, du moins jusqu’à l’annonce de la fermeture imminente de l’entreprise, laquelle représente toute sa vie.

De l’autre, une femme au chômage qui n’a « pas tout à fait le sens des réalités”, fantasque et un peu étrange. Malgré son rêve d’y entrer, elle n’a jamais pu se faire engager chez Norscilor. Très éloignée des contingences matérielles, domestiques, elle est endettée et se livre dans son grand appartement à des séances de spiritisme où se fait jour une autre réalité et un espoir d’outre tombe.

Tout l’art de la mise en scène de Joël Pommerat se trouve là, annonciateur de son histoire de théâtre qui n’est pas seulement de raconter la société ou le politique mais aussi de concrétiser un univers sensible : plateau dépouillé, utilisation de la lumière (d’où vient-elle et comment éclaire-t-elle ?), quasi-absence de couleurs (des contrastes), mise en valeur du corps du comédien dans l’espace scénique mais solitude de ces corps, utilisation du fonds de scène comme unique décor stylisé. On y devine le mystère, la solitude et le possible inaccompli de chacun des personnages.

Une vérité humaine

Joël Pommerat interroge ici la place du travail et sa représentation dans notre société et notre ordre moral. Son importance sociale, marchande avec sa part d’aliénation et sa finalité paradoxale entre celle qui lui a tout sacrifié à sa tâche, dévorée par son angoisse dévastatrice de la perdre, et l’autre qui l’a tant imaginée, espérée.

Les scènes ne sont pas seulement illustratives, elles nourrissent cette parole dense que la narratrice se charge de faire exister sans que jamais les acteurs qui la portent ne prononcent un mot sur le plateau. Cette dualité explorant la tension entre les faits et leur perception subjective, plaçant le spectateur au cœur de l’intrigue dans une position où lui seul peut trancher.

Dans ce théâtre narratif et muet dont la trame ne cesse de se dérober, tout est affaire d’emprise et de symbolique. Là où la frontière entre le visible et l’invisible, entre le réalisme et l’imaginaire, entre l‘ordinaire et l’épique, se tissent entre la vie et la mort.

Les comédiens, d’une intensité rare, sont à l’unisson, pour nous plonger au cœur de cette vérité humaine entre gravité, énigme, et radicalité. Une puissante histoire de théâtre.

La captation n’est plus disponible

Amaury Jacquet
Si le droit mène à tout à condition d'en sortir, la quête du graal pour ce juriste de formation - membre de l'association professionnelle de la critique de théâtre de musique et de danse - passe naturellement par le théâtre mais pas que où d'un regard éclectique, le rédac chef rend compte de l'actualité culturelle.

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