Accueil Littérature Animal tragique : Anima de Wajdi Mouawad (Actes Sud)

Animal tragique : Anima de Wajdi Mouawad (Actes Sud)

Wajdi Mouawad © lemonde.fr

Animal tragique : Anima de Wajdi Mouawad (Actes Sud)

Wajdi Mouawad est né au Liban en 1968. Il émigre avec sa famille à Paris en 1978 à cause de la guerre civile qui déchire le pays. Après cinq ans de batailles administratives, les Mouawad échouent à obtenir les papiers leur permettant de rester sur le territoire français. Ils sont donc contraints de s’exiler une seconde fois, vers le Canada, qui se montrera beaucoup plus accueillant que la France. C’est donc dans la province francophone du Québec, et plus précisément dans la ville de Montréal, que Wajdi Mouawad passe une grande partie de son adolescence et fait ses études de théâtre. En 1991, fraîchement diplômé de l’École nationale du théâtre, il fonde sa propre compagnie, Théâtre O Parleur, avec la comédienne Isabelle Leblanc. Il passe depuis sa vie entre le Québec et la France, tantôt directeur artistique du théâtre d’Ottawa, tantôt invité d’honneur du festival d’Avignon, responsable de plusieurs compagnies françaises et canadiennes. Il a été nommé directeur du théâtre national de la Colline à Paris en 2016.

Comédien de formation, Mouawad est donc avant tout un homme de théâtre. C’est aussi un artiste insatiable et protéiforme qui multiplie les projets de façon frénétique : écriture de pièces de théâtre, de romans, de récits pour enfants, d’essais, de scénarios, mise en scène de ses propres textes, de textes d’autres auteurs et même d’un opéra de Mozart… il semble être sur tous les fronts à la fois sans jamais pour autant s’éparpiller. En mars dernier, il présentait à la Colline Les Larmes d’Œdipe, dernier volet de sa trilogie intitulée Des héros, qui revisite depuis 2014 les tragédies de Sophocle. La pièce met en scène les derniers instants d’Œdipe aux côtés de sa fille Antigone, tandis que la révolte gronde à Athènes suite à l’assassinat par la police d’un jeune manifestant. Mêlant dispositif très contemporain, chant lyrique et théâtre d’ombres, Les Larmes d’Œdipe est une sorte de spectacle total qui donne au sentiment du tragique antique une résonance extrêmement moderne.

Dans Anima, son grand roman sorti en 2012, Mouawad convoque à nouveau la tragédie antique et la passe au tamis de deux grands traumatismes de l’époque moderne : la guerre du Liban et le génocide amérindien. Wahhch Dech, dont on apprendra plus tard que le nom signifie « monstrueux brutal » en arabe du Liban, est un héros tragique dans la droite lignée d’Œdipe : confronté au démon de ses origines, il finira lui aussi parricide au terme d’une quête identitaire violente et funeste. L’histoire d’Anima commence quand Wahhch découvre le cadavre de sa femme Léonie gisant sur le plancher de son appartement, violée et assassinée, un couteau planté dans le sexe. D’emblée, Mouawad plonge son lecteur au cœur de la terrifiante bestialité des hommes. Et cette bestialité est racontée précisément du point de vue des animaux que le héros croise sur son chemin : chats, chiens, mouches, serpents, putois, oiseaux, araignées… Ce large bestiaire observe Wahhch d’un œil à la fois inquiet et fasciné, flairant déjà en lui l’animal qui repose, prêt à surgir.

Ce procédé de narration polyphonique est parfaitement maîtrisé par l’auteur et ne tombe jamais dans le goût de l’artifice ou le systématisme forcé. Chaque voix animale résonne comme un écho des souffrances de Wahhch et dessine en creux le portrait d’un homme dévasté par un passé traumatique, en proie à une violence qui le hante et semble le suivre partout où il aille, du Liban à la France, du Canada aux États-Unis. Au fil de son chemin de croix, on sent le personnage céder doucement à la bestialité qui sommeille en lui, quand bien même nous ne connaîtrons jamais ses pensées et ses sentiments puisque la focalisation du récit reste toujours à distance de lui. Du reste, Wahhch demeure de bout en bout du roman un parfait étranger : étranger au lecteur, étranger au monde et aux êtres qui l’entourent, étranger à lui-même.

Mouawad a sans doute mis beaucoup de lui-même dans ce personnage. Lui, l’exilé, le déraciné, l’éternel étranger. Le parcours géographique de Wahhch est semblable au sien : né au Liban, il émigre en France puis au Canada. La course du personnage se termine symboliquement au cœur des territoires arides du Nevada où règnent les charognards et où l’humanité n’a plus sa place. Là se libère toute sa bestialité dans un final terrifiant de violence. Avant cela, il aura croisé la route de communautés amérindiennes livrées à la délinquance et au crime, abandonnées par des gouvernements qui ne savent panser leur culpabilité que par l’appropriation culturelle ; de l’assassin de sa femme, lui-même issu de ces communautés ; d’une jeune fille au bord de l’implosion qu’il sauve d’un viol ; et surtout d’un chien-loup monstrueux qui deviendra son plus fidèle compagnon de route et qu’il baptisera Mason-Dixon Line, en référence à la ligne de démarcation entre les états abolitionnistes et les états esclavagistes dans les États-Unis d’avant la guerre de Sécession.

En traversant l’Amérique du Nord, Wahhch court en fait après son passé, qu’il finira par rattraper dans une résolution assez insoutenable. Héros tragique d’aujourd’hui, il n’est pas en conflit avec les dieux ou avec une destinée irrévocable, mais avec lui-même : ses origines, sa filiation, et surtout le traumatisme du terrible massacre de Sabra et Chatilah. Wajdi Mouawad n’a pas vécu ce massacre puisqu’il a quitté le Liban quatre ans avant l’assassinat de Bachir Gemayel. Mais en tant que déraciné libanais, il le porte en lui, et le décrit de façon absolument bouleversante, entre l’abandon à la terreur et à l’affliction et une tentative de détachement qui ne fait que renforcer l’impression que l’auteur souffre en écrivant, à tel point qu’il cherche à mettre à distance ce qu’il raconte pour ne pas sombrer dans la folie. Anima est donc un roman extrêmement noir et éprouvant, qui fait le portrait d’une humanité abandonnée à la violence et à la démence, prête à se précipiter dans le gouffre de son propre anéantissement. Il unit toutes les douleurs et les traumas des hommes dans un seul et même cri déchirant de désespoir.

L’écriture de Mouawad rend avec acuité cette situation profondément tragique : outre ses choix astucieux de narration, il adopte un style très mesuré et musical, qu’il a sans doute hérité du théâtre et qui exacerbe encore l’émotion qu’inspire son histoire, sans pour autant verser dans l’emphase ou la caricature. Les mots sont pesés, choisis avec précision, de façon à ce que chacun résonne gravement au milieu de phrases souvent courtes, qui ne rechignent pas cependant à se laisser aller à quelques envolées lyriques. L’auteur a par ailleurs fait le choix d’un plurilinguisme non traduit : les dialogues en français du Québec, en anglais ou en arabe sont restitués tels quels, sans glose ou notes de bas de page. Son écriture se laisse ainsi féconder par les langues des territoires que traverse l’histoire : l’Amérique du Nord de Montréal à Las Vegas, les réminiscences de la France et du Liban. L’ici et l’ailleurs, le présent et le passé s’entremêlent au fil d’un récit dense et fiévreux qui laisse des traces profondes et douloureuses dans la mémoire du lecteur.

Le coup de coeur de Publik’Art !

[vc_text_separator title= »RESUME DE L’EDITEUR ET INFOS » color= »custom » border_width= »5″ accent_color= »#1e73be »]

Lorsqu’il découvre le meurtre de sa femme, Wahhch Debch est tétanisé : il doit à tout prix savoir qui a fait ça, et qui donc si ce n’est pas lui ? Éperonné par sa douleur, il se lance dans une irrémissible chasse à l’homme en suivant l’odeur sacrée, millénaire et animale du sang versé. Seul et abandonné par l’espérance, il s’embarque dans une furieuse odyssée à travers l’Amérique, territoire de toutes les violences et de toutes les beautés. Les mémoires infernales qui sommeillent en lui, ensevelies dans les replis de son enfance, se réveillent du nord au sud, au contact de l’humanité des uns et de la bestialité des autres. Pour lever le voile sur le mensonge de ses origines, Wahhch devra-t-il lâcher le chien de sa colère et faire le sacrifice de son âme ?
Par son projet, par sa tenue, par son accomplissement, ce roman-Minotaure repousse les bornes de la littérature. Anima est une bête, à la fois réelle et fabuleuse, qui veut dévorer l’Inoubliable.

Date de parution : septembre 2012
Auteur : Wajdi Mouawad
Editeur : Actes Sud
Prix : 23 € (400 pages)
Acheter sur : Amazon

NOS NOTES ...
Originalité
Scénario
Qualité de l'écriture
Plaisir de lecture
Prof de lettres féru de cinéma, Paul a longtemps rêvé d'être critique avant de se découvrir une passion pour l'adolescence. Mais ses premières amours ne se sont jamais vraiment éteintes...
animal-tragique-anima-de-wajdi-mouawad-actes-sud Animal tragique : Anima de Wajdi Mouawad (Actes Sud) Wajdi Mouawad est né au Liban en 1968. Il émigre avec sa famille à Paris en 1978 à cause de la guerre civile qui déchire le pays. Après cinq ans de batailles administratives, les Mouawad échouent...

AUCUN COMMENTAIRE

LAISSER UN COMMENTAIRE

S'il vous plaît entrez votre commentaire!
S'il vous plaît entrez votre nom ici

Quitter la version mobile