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Après Richard Bellia, Moustic mène Lille en ballon

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Artistes associés à l’Aéronef : ça plane pour Lille

Né en 1989, parrainé par Alain Bashung, l’Aéronef (Spectacles sans gravité) est aujourd’hui, avec plus de 70 concerts par an, une des plus importantes salles de concerts consacrées aux musiques actuelles dans les Hauts de France. Pour autant, la mission des équipes qui la constituent ne se borne pas à une activité de diffusion. Structure indépendante bénéficiant du soutien de partenaires institutionnels, la salle est en effet dotée de missions de service public à travers une large palette d’actions culturelles et une politique active d’aide aux artistes. Parmi ses multiples initiatives, la mise en place de partenariats réguliers avec des artistes associés a permis, depuis quelques années, de valoriser la transversalité et d’explorer différentes sensibilités artistiques à travers des projets culturels pluridisciplinaires. Le principe de ces collaborations est simple : chaque acteur de la scène culturelle acceptant d’endosser, pour une saison, la casquette d’artiste associé de l’Aéronef, participe à l’élaboration de rendez-vous ponctuels – prenant ainsi une part active à la programmation qu’il contribue à élargir.
Sous la houlette de Benoît Olla (directeur) et de Jean-Michel Bronsin (programmateur), la structure met à disposition de ses partenaires, dans le cadre de cette association, les différents espaces qui la composent. Ce qui représente, en plus de la grande salle d’une capacité de 2000 personnes, le Club pouvant accueillir jusqu’à 300 personnes, un « Aérobar », ainsi qu’un espace d’exposition et de restauration.
Clémence Bruggeman, directrice de projets incluant ces partenariats, souligne que la collaboration ainsi définie diffère d’une résidence : afin de conserver son principe de souplesse et d’ouverture, l’enjeu de l’échange est précisément qu’il ne soit pas contraint. Les artistes associés disposent donc de la plus grande liberté pour développer leurs propositions, qu’il s’agisse de la fréquence ou de la forme que peut prendre leur participation. Il est ainsi courant que soient mis à l’honneur d’autres acteurs du monde culturel, suivant les affinités, la curiosité et la complémentarité des artistes. De même, loin du systématisme de propositions exclusivement musicales, différentes disciplines artistiques sont amenées à se croiser et s’enrichir mutuellement à l’occasion de ces rendez-vous, en accord avec le projet de décloisonnement porté par la salle.
Le principe de compagnonnage initié en 2012 avec le dj, musicien et producteur Yvan Serrano, alias Healer Selecta, poursuivi en 2013-2014 avec David Szantke, meneur du groupe de rock électronique français Tahiti Boy & the Palmtree family, a ainsi vu se succéder concerts, expositions, soirées thématiques mettant à l’honneur des artistes invités et autres rendez-vous ludiques et conviviaux…
Après une année de pause, la salle lilloise s’est associée pour la saison 2016-2017 à Richard Bellia, photographe de renommée internationale qui a fait sa spécialité du monde musical rock, rap et électro depuis ses débuts, à l’aube des années 1980. L’auteur d’une remarquable œuvre photographique (« historique » selon Le Monde, « légendaire » pour le NME), qui a donné le jour à un impressionnant ouvrage rétrospectif – Un œil sur la musique 1980-2016, véritable bible de 5,6 kilos – avait ainsi proposé, outre une exposition de ses travaux sur la mezzanine de la grande salle et les soirées « Carte Blanche ! » composées de concerts et dj-sets, deux conférences – respectivement consacrées à Manchester et à la photographie argentique -, ainsi qu’une série de workshops permettant au public de s’initier ou se perfectionner dans le domaine de la photographie. Un laboratoire, installé au sein même de l’Aéronef, a ainsi été mis à disposition des participants, leur permettant de suivre toutes les étapes de la technique argentique, de la prise de vue en situation de concert jusqu’au tirage en passant par le développement en chambre noire.
Preuve du succès de la démarche pour l’Aéronef : les artistes associés ont coutume de garder contact avec le lieu une fois leur collaboration achevée. Ainsi, si l’actualité de Richard se déroule désormais loin de Lille (plusieurs expositions sont en préparation à Bordeaux, Lyon et Dublin), il n’en a pas moins veillé à assurer sa succession. C’est donc en partie par son truchement que le sceptre d’artiste associé a été transmis à son camarade de longue date, Christian Borde, aka Jules-Edouard Moustic.

L’année du Moustic

Le 27 septembre dernier, le public lillois était donc témoin d’une alliance aussi inattendue que savoureuse : une même soirée musicale réunissait la chanteuse jazz pop et citoyenne engagée Sandra Nkaké, et le présentateur de Groland. Après une première partie de soirée menée par la magnétique et solaire franco-camerounaise, dont la voix profonde et la présence altière ont empli le Club de l’Aéronef, nous découvrions Moustic en dj – forcément décalé – à l’occasion d’un set pêchu, récréatif et stimulant. Cet événement marquait le lancement du partenariat entre l’un des plus populaires ambassadeurs de la Présipauté du Groland et le lieu incontournable des musiques actuelles à Lille.
La seconde occurrence de cette collaboration, le 7 octobre dernier, plongeait le public dans la galaxie éclectique des Producteurs de Porcs, groupe punk folklorique et potache, promu à la dignité d’Orchestre National Grolandais depuis l’enregistrement en 2003 du générique de l’émission « 7 jours au Goland », God save the President. Ainsi étaient proposés, en plus d’un concert punk-rock, des focus sur les travaux individuels de plusieurs membres du groupe : l’exposition « Tokyo » du guitariste Marc Allen Upson (photographe-tireur qui tient à Paris l’un des derniers laboratoires de tirage couleur traditionnel indépendant) et une projection de L’Elan (2016), comédie fantaisiste, loufoque et poétique du bassiste-réalisateur Etienne Labroue.

La prochaine Carte Blanche à Moustic, fixée le 8 novembre prochain, se concentrera sur les cultures et identités Africaine et Afro-américaine. La grande salle de l’Aéronef accueillera ainsi l’exposition d’Edouard Caupeil dont le travail prend fréquemment pour sujet les questions identitaires. Ce sont trois séries consacrées à l’identité noire-américaine qui feront l’objet d’un vernissage :
Chocolate City – une approche de la ville américaine de Mound Bayou (Mississipi), utopie noire fondée en 1887 par d’anciens esclaves dans un Etat ségrégationniste, dont la population d’origine africaine atteint aujourd’hui encore un des pourcentages les plus élevés des Etats-Unis ;
Chassés de la lumière – cette série consacrée à James Baldwin, reprenant le titre du texte qui professait en 1972 un engagement politique radical et un militantisme révolutionnaire, part sur les traces du romancier, poète, dramaturge et essayiste américain investi dans les luttes pour les droits civiques ;
Route 61 – exploration de la Highway 61 ou  « route du blues » qui mène de la Nouvelle Orléans à Chicago et correspond à la migration de la population noire, fuyant misère et ségrégation des Etats ruraux, vers les grandes villes industrielles Nord-Américaines.
Autre artiste mis à l’honneur au cours de cette soirée : le producteur et rappeur Spoek Mathambo, ambassadeur et activiste des nouvelles musiques urbaines sud-africaines réputé pour la diversité de ses influences, réalisateur du documentaire Future Sounds of Mzansi. Le film, qui explore la très fertile et foisonnante scène électro sud-africaine et sa multitude de sous-genres liés à une région, une ville ou un township, sera suivi d’un concert mené par Spoek Mathambo lui-même (programme complet accessible via ce lien : http://aeronef.fr/agenda/vernissage-de-lexposition-dedouard-caupeil/ ).

Richard Bellia

L’interview sans gravité :

En ce début de saison, la passation entre Richard Bellia et Moustic fut pour nous l’occasion d’une rencontre avec les deux acolytes – et l’opportunité de discuter, pêle-mêle, de l’émergence des nouvelles scènes sud-africaines, de la photographie, de la punk attitude, des omissions de Claudel sur l’art radiophonique et des secrets du bon vin… En toute légèreté !
P’A : Cette rencontre avec vous deux ici, à l’Aéronef, c’est parce que tous les deux êtes ou avez été liés à cette salle en qualité d’artistes associés : Richard, c’était ton cas au cours de la saison 2016-2017, tes photos ont fait l’objet d’une exposition et tu as proposé des ateliers de photos de concert au public. Moustic, tu prends le relais pour la saison qui s’ouvre, le coup d’envoi de ce partenariat a été donné le 27 septembre avec le concert de Sandra Nkaké suivi d’un dj set mené par toi-même. Cette passation est liée, je crois, au fait que vous vous connaissez bien. A quand remonte votre amitié et qu’est-ce qui vous a convaincu, l’un et l’autre, d’accepter cette collaboration avec l’Aéronef ?
J.-E.M. : On s’est connus aux Nuits sonores.
R.B. : Oui c’est vrai. Et après on s’est vus au Festival Yeah.
J.-E.M. : Je mixais, on faisait un Bal 2 Vieux et c’est là que j’ai connu cet asticot. Et comme j’aime bien la photo, j’étais content de le rencontrer. Je ne connaissais pas ses photos…
R.B. : C’est-à-dire qu’ils étaient en train de mixer, moi j’étais en train de faire des photos et lui faisait : « Regarde, putain, le mec il a un Hasselblad ! » Genre, t’es en train de mixer mec ! Je tire normalement, tu parles pas de moi pendant ton set ! (rires) T’es en train de faire des photos et tu vois les mecs sur scène qui parlent de toi… (rires) Et après, j’avais une exposition au Festival Yeah, il est rentré dans l’expo, il a regardé les photos et à ce moment-là j’ai entendu sa voix en train de faire : « La vache ! ». Point d’exclamation ! C’est la première fois que j’ai vraiment entendu sa voix de manière un peu proche. Et puis, Nuits sonores est un festival organisé par un mec qui s’appelle Vincent Carry, qui a écrit la préface de mon bouquin, qui est également manager de Laurent Garnier. Le Festival Yeah est un festival organisé par Garnier, qui se passe à côté de chez lui et auquel les gens de Nuits sonores participent – ils ne sont jamais très loin. C’est un peu dans cet univers-là. C’est pas un univers de télé, tu vois : on ne s’est pas rencontrés aux fêtes Canal, quoi. Parce qu’il n’y va pas et moi non plus.
J.-E.M. : Et donc, c’est Richard qui m’a proposé de le remplacer. Je connaissais l’Aéronef, j’en avais entendu parler, mais je ne connaissais pas les gens qui y travaillaient. Je lui fais quand même un peu confiance : si on s’aime bien, c’est qu’on doit avoir des goûts communs. Et je suis venu à Lille, j’ai découvert ces personnages, je les ai bien aimés et j’ai bien aimé leur mentalité. C’est ce qui nous correspond. Donc j’ai accepté, tout simplement.
R.B. : Benoît m’a demandé: « T’aurais pas une idée de quelqu’un qui pourrait prendre la suite ? »
[Benoît Olla, le directeur de l’Aéronef, précise : Le truc, c’est qu’aux artistes associés qui quittent – mais pas vraiment – l’Aéronef, on a l’habitude de poser la question et j’ai demandé à Richard: « A qui tu aimerais passer le flambeau ? »]
R.B. : J’ai vraiment commencé à réfléchir à deux-trois trucs, en me disant : « J’ai des potes photographes qui sont super bons, c’est complètement incroyable qu’à moi on propose ça… » – parce que je pense que je suis une fraude, c’est juste ça mon souci… Et au bout d’un moment j’ai fait: Moustic ! Le truc multi-cartes, cool, la télé fait qu’on sait qui tu es et même temps tu arrives immédiatement en disant : non non, c’est pas estampillé Canal ou je sais pas quoi. C’est autre chose et dans cette autre chose, justement, il y a une vraie richesse, il y a des envies de faire – et [à Benoît] c’est ce que vous faites aussi, vous, à l’année, dans vos endroits. Littéralement, quand on ouvre une salle comme l’Aéronef, on dit que c’est un outil. Et là littéralement, tiens, regarde, voilà un outil pour toi… Moustic, ça a fait tilt : mais oui, bien sûr ! Tu vois, s’il y avait une radio installée au cinquième étage, il pourrait aussi y avoir de la radio. Typiquement, Moustic est capable de dire : j’ai des idées de ça, de ça, de ça… Du coup, je me sens à l’aise de le proposer à l’Aéronef parce que je pense que c’est pile ce qu’il faut.

P’A : Justement, pour toi Richard, qui es photographe musical, le rapport avec une salle de concert semblait très évident. Moustic, ton lien à la musique est peut-être un petit peu moins connu du public. Ici, on a eu le plaisir de te découvrir dj lors d’une prestation que j’ai trouvée très fun et tonique. Les soirées d’ores et déjà programmées dans le cadre de ton association sont très hétérogènes. Ce sont des propositions non seulement éclectiques et pleines de fantaisie, mais aussi ouvertes et cosmopolites. Quels sont tes objectifs et comment se font tes choix de programmation ?
J.-E.M. : En ce qui concerne les Producteurs de Porc, ça tombe très bien parce que je les connais depuis longtemps. Ils jouaient souvent dans les soirées Groland. Il y a Marc qui est guitariste mais aussi photographe, et Etienne qui joue de la basse et qui est réalisateur de sketches à Groland, mais aussi réalisateur d’un film récemment, qui s’appelle L’Elan. Moi, ce que je voudrais pendant cette période-là, c’est ouvrir et dire : voilà, ce n’est pas qu’un groupe punk-rock. Il y a aussi des individualités. Pour Spoek, c’est la même chose : dire qu’il réalise des docs. C’est dans cet esprit-là. Après, on va aller dans d’autres univers… Je voudrais revenir à Richard. Moi j’adore la photo – j’en fais beaucoup. Et j’ai une chance, c’est que je n’ai pas d’idoles. J’ai des gens que je respecte, mais je n’ai pas d’idoles. Ce qui fait que quand je regarde Joe Strummer, je vois pas Strummer – je m’en fous. Mais je vois son travail et la connivence qu’il y a eu entre le groupe et lui, ce qui est un travail énorme pour un photographe. Il y a des mecs qui font des photos et peuvent en faire six mille, ils n’auront jamais la petite étincelle. Richard, il a ça. C’est un vrai travail de photographe. D’ailleurs, c’est bien la différence entre l’argentique et le numérique : l’argentique c’est « être » et le numérique c’est « avoir ». Donc il y a un vrai travail en amont, de rencontrer les gens et d’avoir cette connivence. On sent qu’il est vraiment avec eux, qu’ils sont tranquilles, qu’il y a eu une approche, des discussions, etc. C’est pas qu’un guitariste qui saute sur scène avec un coup de flash, quoi.
R.B. : Après, ça marche pas à tous les coups, tu vois… J’en rate plein, des photos, aussi.
J.-E.M. : Bien sûr. Il n’y a pas de photographe qui ne le dise pas! Parce que Sieff par exemple – j’ai connu le tireur de Sieff – il y avait des négatifs qui étaient absolument dégueulasses et on n’en parle pas. On parle toujours de la star, mais on parle pas des tireurs, t’es d’accord ?
R.B. : Oui oui !
J.-E.M. : On est d’accord… Voilà, c’est pour ça que j’adore son travail. Je ne suis pas attiré par la personne qui est photographiée, je suis attiré par ce que ça me renvoie.

P’A : Vos identités artistiques respectives qui se sont, sinon construites, en tout cas affirmées beaucoup dans les années 80-90 me semblent avoir en commun ce que, personnellement, je définirais comme à la fois un regard caustique, un sens de la dérision, soit un peu loufoque, soit un peu teigneux, et en même temps une foncière bienveillance…
R.B. : Ça c’est un truc qu’on a en commun tous les deux ? On est des punks bienveillants ? Lui chez Bolloré et moi tout seul dans le noir ? (rires) Okay…
P’A : Oui, je trouve qu’il y a une affinité…
R.B. : Okay ! La prochaine fois que je serai devant la télé, je vais faire : Tiens ! C’est comme moi, regarde… (rires) Il fait la même chose que moi, mais moi j’ai un appareil photo…
J.-E. M. : Mais moi je suis pas punk du tout, quoi… J’ai jamais été punk de ma vie.
R.B. : Oui, c’est un baba cool, lui…
J.-E. M. : Non non, je déteste les bab’ ! J’ai envie de leur foutre le feu !… Non non non, j’ai jamais été punk. J’étais trop vieux, j’avais vingt-six balais déjà, en 77… Je les ai fréquentés puisque j’avais des petits boulots. (Tu parles que je travaille chez Bolloré mais moi c’est pas de ma faute, avant j’étais dans la merde !) Je travaillais au Lido Music, chez un gros con et j’ai fréquenté les punks là. Ils venaient sur les Champs Elysées et j’étais obligé de les séparer des rockers parce qu’ils se foutaient de leur gueule avec les épingles à nourrice, et il y avait un… Tu te rappelles de Gordon ?
R.B. : Non.
J.-E. M. : Un rocker qui avait la banane ? Pochette rose, dans les années 77-78 ? Rose et la banane Elvis Presley ?
R.B. : Robert Gordon ! Ah pardon, oui oui oui !
J.-E. M. : Ouais. Très gros plan, en pleine période punk. Donc les mecs rentraient avec leurs tennis et les épingles à nourrice, et puis ils se mettaient devant la pochette, ils se mettaient les mains aux couilles et ils faisaient « Ouuaarghhh !!! » Et il y avait les rockers qui étaient là à côté, ils en venaient presque aux mains et il fallait les séparer dans le magasin. C’est la seule fois que j’ai fréquenté les punks. Et j’ai fréquenté un peu Bijou. Ils le vendaient comme un groupe punk mais moi, je trouve pas… C’était plus rock que punk…
R.B. : Oui.
J.-E. M. : C’était mes potes, eux. Donc j’étais pas… – j’étais heureux comme tout -, mais j’ai jamais été punk de ma vie. C’était trop tard. J’ai adoré leur retour, ça a fait du bien au rock. Faut pas oublier qu’à cette époque-là on se tapait Yes, on se tapait tous ces groupes de merde, là, que je détestais. Et d’un seul coup, bam ! Un peu de fraîcheur ! Voilà…
P’A. : Mais personnellement, ayant grandi dans les années 90, j’ai été marquée par vos identités respectives qui, pour moi, sont porteuses d’un esprit de liberté – dans les deux cas. J’ai l’impression qu’aujourd’hui, on est dans une période beaucoup plus rigide, beaucoup plus crispée et peut-être plus inquiète, aussi. Richard, je me souviens que l’année dernière, l’accrochage de tes photographies dans les loges de l’Aéronef se terminait par une photo du Bataclan…
R.B. : Oui !
P’A. : … ce qui évidemment donne une couleur particulière à une expo qui se tient dans une salle de concert.
R.B. : Oui.
P’A. : Et si on remonte quelques années en arrière, il y a une époque où on n’aurait jamais imaginé qu’une salle de concert ou un journal satirique puissent être pris pour cibles d’attentats.
R.B. : Oui. Oui.
P’A. : On voit aujourd’hui que, d’une part la liberté de parole devient très verrouillée, beaucoup de tabous sont apparus, on est beaucoup plus dans le consensus et en même temps, de manière presque paradoxale, il y a une violence des discours qui est devenue très décomplexée, et une montée des extrêmes, que ce soit sur le plan religieux ou politique, qui semble finalement bien intégrée. Alors la légèreté mordante qu’on a pu connaître à une certaine époque, selon vous, est-elle encore possible ? Est-elle encore pertinente ? Et est-elle encore suffisante ?
(silence)
R.B. : Est-ce que c’est pas parce qu’on avait Arthur et Les Nuls qui faisaient n’importe quoi dans les années 80 qu’on se reprend une espèce de…
J.-E.M. : Ben, moi j’écrivais pour Les Nuls…
R.B. : … et qu’on se prend en retour de bâton vingt ans après le politiquement correct…
J.-E.M. : Souvent les enfants prennent le contrepied des parents.
R.B. : C’est ça. Le nouveau punk, c’est justement de ne pas l’être. D’être complètement rigide… (rires) On se prend en miroir et par retour de bâton…
J.-E.M. : Tout est verrouillé. Il parlait de Bolloré, mais si Richard vend une photo à un journal, derrière il y a Bergé, derrière il y a Pigasse… On peut pas faire autrement, c’est comme ça. La presse a été rachetée par des milliardaires. Quand un magazine t’achète une photo, si c’est les Inrocks par exemple, derrière c’est Pigasse. C’est un banquier d’affaires, donc… C’est comme ça, faut s’y faire. Mais ce banquier d’affaires se dit punk. Parce que quand il était jeune c’est ce qui l’a fait vibrer, vraiment. Vraiment !
R.B. : Typiquement, il devait écouter Nirvana quand il était à la fac, un truc comme ça… Et en fait j’en vois assez souvent, des gens qui ont vraiment du pognon – qui ont soit ma tranche d’âge, soit un peu plus jeunes – et qui viennent s’acheter une part de rêve…
J.-E.M. : …de jeunesse…
R.B. : Par exemple, pour prendre l’exemple de Pigasse, il est propriétaire des Inrockuptibles, de Rock en Seine et des Eurockéennes…
J.-E.M. : De Nova…
R.B. : Et de Nova ! Et il peut encore en acheter trente, le mec il sera jamais rock une demi-seconde ! (rires) Il peut même arrêter, quoi ! Mais je sens vraiment une espèce de part de rêve, qu’il essaye de s’acheter comme ça. Pigasse, je l’ai croisé aux Eurockéennes cet été.
J.-E.M. : Il n’est pas inintéressant…
R.B. : J’en sais rien, mais c’est hallucinant à quel point tu vois que ce mec peut continuer à racheter le fond des Beatles, des Rolling Stones, des Cramps et de qui il veut, il continuera à ne pas être rock jusqu’à son dernier souffle (rires). En même temps, je ne regarde pas les banquiers qui s’achètent ça, genre : « sales types ! », etc. Après tout, le business, c’est de l’argent qui bouge et on n’en fait pas toute une affaire quand des mecs achètent des entreprises, des clubs de foot ou des trucs comme ça… Donc, qu’il achète un journal de rock ou un festival de rock, en vrai, je m’en fous.
J.-E.M. : Et il n’y a pas que le rock, hein, dans la vie ! Il y a d’autres choses qui se passent… En Afrique, avec le hip-hop, avec l’électro, en Amérique du Sud, au Japon… Y a pas que l’Angleterre, y a pas que le rock – ou punk-rock. Il y a plein de choses qui se passent. Là, il y a par exemple HO99O9…
R.B. : Ah oui, HO99O9 ! Ils sont super bien, eux !
J.-E.M. : C’est hip-hop un peu métal et c’est génial parce que c’est justement cette jeunesse-là qui va relancer cette musique. C’est qu’ils sont dans la haine de cette société mais qu’ils ont digéré tous les sons qu’ils ont entendus dans les radios. Donc ils sont hip-hop – ils sont tous afro-américains- et dans leur culture afro-américaine, dans le punk qu’ils ont entendu, etc… C’est hargneux !…
R. B. : Ouais… Moi je suis pas certain que les deux mecs, là… C’est un discours que j’entends, mais je trouve que tu charges la mule. C’est-à-dire que les mecs sont black et donc, on leur met le poids de l’histoire noire américaine…
J.-E.M. : C’est leur histoire!
R.B. : Moi je suis pas d’accord avec ça, vraiment pas. Je pense pas que, parce que le mec est Noir, il est dépositaire de la parole et de la culture – si tant est qu’une telle chose existe… Tu vois, le mec, il ne représente pas sa race…
J.-E.M. : …si tant est qu’il y en ait une. Il y a quand même une culture afro-américaine aux Etats-Unis. C’est pas la même que nous avec les Africains – c’est quand même des gens qui ont été exporté là-bas… Chez nous, c’est pas tout à fait la même chose. C’est pas la même histoire…

P’A. : Et musicalement, quelle scène t’attire le plus actuellement ?
J.-E.M. : Actuellement, c’est là-dedans : Afrique du Sud, Amérique du Sud… En Afrique il y a beaucoup de choses qui se passent, en hip-hop notamment. C’est intéressant. Nous, il n’y a qu’à voir ce qu’on vote, comment on se comporte… A part foutre le feu aux flics dans les paroles – c’est les paroles qui passent à la radio, hein… Il y a beaucoup de choses qui se passent et qui sont beaucoup plus politiques et plus fortes, profondes. L’Afrique, je trouve intéressant ce qui se passe là-bas, l’Afrique du Sud notamment.

P’A. : Je t’ai entendu mixer la semaine dernière. Un exercice auquel tu te livres fréquemment ?
J.-E.M. : Un petit peu plus en ce moment, mais pas plus que ça. Moi j’ai fait beaucoup de radio, donc je suis un petit peu habitué au son. Je mixe le Bal 2 Vieux à Guéthary, je mixe au Yeah mais c’est toujours un peu éclectique. Et puis, je suis pas rock, je suis là pour que les gens passent un bon moment. Donc il n’y a pas toujours un message politique. On peut aussi lâcher prise, un peu, et déconner. Et politiquement j’aime bien le Bal 2 Vieux à Guéthary, par exemple, parce qu’on mêle les gens du village, les touristes, les vieux, les jeunes et toutes les conditions sociales : ça j’aime bien ! Et notre pays a besoin de ça, je pense. Notamment, on a vu une jeune à la fin du Bal 2 Vieux, vers deux heures et demi du matin, qui nous a dit : « Je me suis éclatée, j’ai dansé avec une bourge et sa fille toute la soirée ! » (rires) Pour elle c’était un exploit d’avoir dansé avec une bourge et sa fille ! (rires) Et elle s’était marrée… Mais c’est bien, je trouve, c’était un bon moment ! Justement, d’être dans les excès actuels… Il faut qu’on se rapproche sinon on va laisser la place à tous les connards, à tous les extrémistes. Faut faire attention. Moi aussi j’ai des copains de droite (j’sais plus qui disait ça…), on s’engueule, etc., mais c’est des potes : je vais pas aller les écraser. Il faut qu’on revienne un peu à une république digne de ce nom, à une démocratie. Là systématiquement, dès qu’il y en a un qui ouvre la bouche – qu’il soit de droite, d’extrême-droite, de centre, un qui marche, un qui recule – non, ça n’existe pas, la République en recul ?(rires)… C’est en marche… Et l’autre, et machin, et Mélenchon… Au secours ! Et donc je suis en train de m’apercevoir que ne serait-ce qu’à la télé ou à la radio, on nous aboie dessus continuellement. C’est fou, hein ! Oh, les mecs, on est vivants, on est là, oh ! Lâchez-nous la grappe, un peu ! Ce serait bien qu’on revienne à (justement, il disait que je suis bab’ : je détestais les baba-cools !), mais qu’on revienne à un truc un peu plus calme.
P’A. : Richard, tes photographies sont encore exposées dans la salle de concert. Il y a un ouvrage de Paul Claudel dont le titre, L’Oeil écoute, m’a fait penser à toi, et qui contient un passage consacré à la photographie qui dit, en gros, que la photographie permet de saisir le transcendant, qui est fugace et éphémère, et de le figer. Claudel commence par évoquer la peinture comme un art analogue, mais qui serait marqué par l’identité de l’artiste. Il dit…
J.-E.M. : Claudel est un con parce qu’il a oublié de rajouter la radio !
R.B. : C’est vrai, Claudel ! Et la radio ? Et le web ? (rires) Qu’est-ce qu’il dit du web, Claudel ? (rires)
J.-E.M. : Non, l’image tue ! La télé, j’ai fait ça par accident. Mais la télévision c’est l’enfer, parce que c’est le contraire de ce que dit Richard. On a l’image ET le commentaire. Mais l’image tue ! On pourra faire tous les commentaires qu’on veut, si l’image est forte, les gens n’entendent pas. En photo, il n’y a pas le son – et en radio, il n’y a pas l’image. Voilà. (C’est fort d’arriver à dire : « Claudel est un con ! », c’est quand même pas mal…)
R.B. : Termine la question alors… Qu’est-ce qu’il dit?
P’A. : Il écrit à propos des paysages en peinture: « On ne dit plus: c’est un bois, c’est une rivière. On dit: c’est un Courbet, c’est un Corot, c’est un Monet, c’est un Pissarro. » Les photos de Richard, si on les expose, c’est parce qu’elles ont une identité artistique, j’imagine bien. Qu’est-ce que fait que, face à une photo, on ne dit plus « C’est Robert Smith ! » mais « C’est un Bellia! » ?
R.B. : Ah c’est ça, ouais… C’est parce que « on » est un con (rires). Après si on veut vraiment parler de la photographie, il y a quand même un truc vachement important à noter, c’est que je suis cerné par des blaireaux : 99,99999% des gens que je croise avec des appareils photo font des choses qui sont moins bien que moi, non pas parce que je suis génial mais parce que eux ont acheté la mauvaise machine. On est quand même à un moment de la photographie où je suis, moi avec mes pelloches, cerné par des mecs qui à 99% ont du numérique… Imagine juste un truc, prenons l’exemple du pain. Imagine qu’il y ait un boulanger qui fait du bon pain et que dans un rayon de 800 kilomètres, ils ont de la farine industrielle dégueulasse. Et puis on viendrait le voir en lui disant : « Alors, comme ça se fait qu’on reconnait que c’est toi ? » Mais la réponse c’est parce que tu es cerné par les blaireaux !
J.-E.M. : Mais ce boulanger existe : nous l’avons rencontré !
R.B. : Tu vois, je pense qu’on ne ferait pas autant cas de mon travail si j’étais pas autant cerné par les blaireaux. C’est vraiment ça qui fait mon truc. Après il y a une autre chose dans la photographie – cette phrase de Claudel est magnifique. En général la chose la plus terre à terre qu’on nous dise par rapport à la photographie, c’est que c’est la capture du réel : ça capture le réel, voilà – très bien, si tu fais attention à tout ce que tu utilises en termes d’optique, de papier, que tu soignes un petit peu ton travail… Mais si ça se trouve, si tu choisis des groupes qui font de la bonne musique, ça fait partie du truc, tu vois ce que je veux dire ?
J.-E.M. : Mais ça c’est très intellectualisé, ce truc de Claudel. Il en a beaucoup qui regardent les photos et qui disent au photographe : « Vous devez avoir un très bon appareil !… »
R.B. : C’est ça, oui – qui est aussi un truc très agaçant… (rires) Tu me parles de mon style, mais moi j’en sais rien. Quand je travaillais pour la presse musicale anglaise, on était cinq photographes à faire un canard par semaine et si tu mettais les photos des cinq photographes sur la table, comme ça, est-ce qu’on aurait pu dire : alors ça c’est Catlin, ça c’est Bellia, etc. ? Y en avait qu’un où on pouvait vraiment ressortir un style, on reconnaissait son travail tout de suite parce qu’il explosait son grain, donc on disait : ça c’est les photos de Philip Nicholls. Mais je pense pas qu’on aurait pu dire que j’avais un style, comme tu l’avances vraiment dans ta question. Si j’ai un style en 2017 c’est parce que je suis cerné par les blaireaux, essentiellement. Où alors que je suis effectivement génial…
P’A. : … ce qui est possible aussi !
R.B. : Oui oui oui ! Ou les deux ! C’est un effet loupe, tu vois ce que je veux dire…
J.-E.M. : Mais la photo, c’est comme la nourriture (parce que là on se prend la tête), comme le bon vin. Tu connais le secret du bon vin ? Tu sais pas ? C’est celui que tu aimes. Alors le vin qui sent la noisette, le petit chemin, le soleil qui brille, la groseille en arrière-goût et quand on claque la langue on sent le goût de la banane, c’est de la merde ! En fait, c’est ce qui te plaît qui est le meilleur. Et avec les photos, c’est la même chose. Tu vois, les photos te plaisent, t’en achètes une – ce que j’ai fait. Et c’est tout. Vraiment. Je fais exprès quand je dis ça, d’être provocateur. C’est ce que tu aimes. Si t’aimes pas, passe ton chemin. Pareil pour la musique. C’est pour ça que les critiques m’exaspèrent un peu parce que… De quoi tu parles ? Au nom de qui ? Non ! Ça te plaît ou ça te plaît pas. Ça te parle, ça te parle pas – c’est comme l’art moderne. Ma grand-mère dirait : moi je préfère quand il y a une maison sur une colline. Ben ok, je vais pas lui expliquer… Ça te plaît ou ça te plaît pas. Tu vibres, tu es heureuse – c’est une photo, un tableau, en écoutant de la musique… Et puis voilà !

Propos recueillis à l’Aéronef, Lille, le 7 octobre 2017

Née en 1981, végétarienne sympathisante du véganisme, Bénédicte s'intéresse à la littérature et à la linguistique, à la photographie, à la danse et à l'art contemporain, au cinéma et au théâtre. Elle aime le rock indépendant, le punk, le Martini et la pole dance.

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