Songe à la douceur, un livre poétique de Clémentine Beauvais (Sabarcane)
Plus qu’un livre, Songe à la douceur est un numéro d’équilibriste réalisé sans filet mais avec brio par Clémentine Beauvais. Si transposer le Eugène Onéguine de Pouchkine dans un contexte contemporain tient de la gageure, draguer le public adolescent grâce à une écriture moderne qui déconstruit la linéarité classique du roman relève quant à lui de l’exploit littéraire.
Roman d’initiation sentimentale, Songe à la douceur met en scène les rapports tantôt amoureux et tantôt conflictuels de deux personnages, Eugène et Tatiana. En faisant s’alterner deux temporalités (la première rencontre entre Eugène et Tatiana et leurs retrouvailles dix ans plus tard), Clémentine Beauvais s’intéresse moins à la question de l’amour qu’à celle de son altération par le temps qui passe. Songe à la douceur est un ménage à trois dans lequel le Temps viendrait jouer le rôle de l’amant qui court-circuite la relation entre les deux personnages. Eugène et Tatiana n’ont pas le même âge, et les dix années qui espacent leurs retrouvailles vont creuser un peu plus leurs différentes attentes de la vie. Le récit se situe en effet sur cette fine ligne qui sépare l’adolescence de l’âge adulte, cette démarcation sur laquelle viennent se briser les rêves d’enfance (« C’est pas possible, dix-sept ans, c’est une invention, C’est un âge qu’on a créé pour faire croire aux vieux qu’ils ont été adolescents. » p.21). En se retrouvant dix ans plus tard, les personnages ne sont plus les mêmes bien qu’ils n’aient pas changés : « le vert paradis de leurs amours enfantines » a désormais le goût amer d’un paradis perdu. La thématique du regret, de ce temps qu’on aimerait pouvoir saisir et rendre immuable, fait se croiser Pouchkine, Tchekov et Baudelaire au sein d’un même récit. Le temps ne joue pas seulement un rôle dans l’histoire mais également dans l’écriture utilisée par Beauvais. L’écrivaine tisse un récit moderne en l’émaillant de références littéraires classiques, tantôt sous-jacentes et soumises à la culture du lecteur, et tantôt assumées, à l’image de cette lettre qu’écrit Tatiana entièrement constituée de vers de poètes illustres.
Dans le prolongement de ce geste ludique d’appropriation des références, Clémentine Beauvais joue avec la matérialité de la page en faisant s’entrecroiser les styles, polices d’écritures et mises en page différentes. Les mots s’émancipent de la linéarité de leur ligne pour venir se faire l’écho des émotions ou des actions qu’ils désignent :
Grâce à un tourbillon de mots en perpétuel mouvement qui ne pollue jamais le récit mais en renforce l’expressivité, Clémentine Beauvais rend compte du bouillonnement de pensées qui anime ces personnages pris entre deux eaux. Pourtant, dans un ultime tour de force postmoderne, l’auteure se joue de son propre récit, rappelant ainsi au lecteur le caractère fictif de sa fable (« On appelle ça de l’ironie tragique. Je le signale pour que vous appréciiez à quel point cette histoire est bien ficelée. » p.47). La candeur du récit d’origine laisse place à une reprise parfaitement consciente d’en être une, qui se joue des codes avec une habileté permanente.
En modernisant Eugène Oneguine, Clémentine Beauvais ne rend que plus saillant le caractère intemporel des thématiques abordées dans le roman de Pouchkine. Comment passer sans encombre de l’adolescence à l’âge adulte ? Si le livre n’apporte évidemment pas de réponse directe à cette éternelle question, il constitue toutefois une belle piste de réflexion portée par une écriture virtuose mais jamais ardue. Un plaisir de lecture incomparable pour un livre qui se déguste par petites bouchées, comme une madeleine trempée dans du thé.
Une critique qui donne envie de lire de livre, vraiment.
Merci Groucho ! Plus que quelques semaines d’attente et il sera disponible.
Belle journée,
Alban Couteau