Le grand manitou des excellentes éditions Playlist Society, souvent chroniquées sur Publik’Art, est de retour avec son second roman, Le silence selon Manon, un titre a priori énigmatique mais qui fait sens au fur et à mesure que les pages défilent dans un vacarme assourdissant de conflits de genres. Une écriture aussi rythmée que précise tient en haleine sur fond de rivalité entre féministes et masculinistes, avec musiques modernes et réflexes néolithiques, éliminations express et devenir de l’humanité internet, révélations fracassantes et rivalités cyber. Le monde réel laissera-t-il la place à un univers virtuel sans anonymat, avec le risque de la contrôle de la pensée et de l’abandon de la libre parole avec tout ce que cela peut comporter d’excès? Il y a du Bret Easton Ellis époque Less than zero dans ces chapitres tour à tour racontés sous l’égide de chacun des 8 protagonistes d’une histoire mélangeant attirance et répulsion, avec un vocabulaire souvent châtié et parfois plus cru sans que cela ne soit pas pour autant aussi pertinent, dans une histoire située en 2025 mais aux forts accents d’actualité.
Entre réalité et virtuel, les faux semblants sont partout
Ce qui frappe une fois les 331 plages de l’ouvrage terminées, c’est le constat d’impasses rédhibitoires autant dans le monde réel fatalement décevant que dans le monde internet autrefois tellement vanté pour ses possibilités de rapprochement des êtres. Les frères de Christo sont au centre d’un thriller aux forts accents philosophiques. L’histoire évoque une rivalité implacable entre incels masculinistes et neo straight edge féministes à la place croissante dans l’opinion publique, descendants du mouvement #Metoo actuel. Les deux frères portent la bonne parole de leur engeance alors que des extrémistes d’obédience incels célibataires frustrés se déchainent sur des forums à la visibilité vénéneuse. Simon et Yvan mènent une croisade qui va les mener au plus profond de leurs retranchements, jusqu’au drame. Leurs compagnes sont également en première ligne alors que les prochains concerts du groupe d’Yvan, Significant Youth, font l’objet de menaces de plus en plus explicites de la part d’ultra incels tout prêts à en découdre. Si l’histoire tient en haleine comme dans tout bon thriller qui se respecte, avec quelques scènes chocs et des rebondissements inattendus, le constat de pouvoirs publics dépassés fait froid dans le dos combien même les enquêteurs démontrent une bonne volonté évidente, mais avec souvent un train de retard. Dans ce roman d’anticipation qui flirte entre le polar et l’étude de mœurs, le plus important semble cependant ailleurs. Car l’auteur échafaude surtout une théorie séduisante sur la voie sans issue prise par les êtres humains soucieux de se différencier en se plaçant une fois de plus les uns contre les autres. Incels et neo straight edge ne sont finalement que l’ultime avatar de luttes qui se mènent depuis la nuit des temps dans une humanité désunie, gauche contre droite, pauvres contre riches, hommes contre femmes. Cette nouvelle évolution semble une nouvelle synthèse de ce qui fait viscéralement l’humain, l’envie d’imposer ses idées et d’avoir le dernier mot, jusque dans la mort s’il le faut, sur le terrain du genre au cœur du système internet. Et c’est là que le titre du livre prend tout son sens, le silence devient une porte de sortie salutaire pour trouver l’épanouissement, surtout quand c’est le personnage sourd et empathique de Manon qui le promeut. Sans trop spoiler, on peut révéler qu’elle va aider l’un des deux frères de Christo à retrouver la paix intérieure dans certaines des plus belles pages du roman. Le silence, c’est autant l’absence de parasites sonores que de polémiques internet, apprivoiser le bruit omniprésent, le faire sien, couper la connection au monde virtuel et trouver la paix, cette paix qui semble de plus en plus difficile à trouver dans un monde à la complexité croissante où l’esprit humain est toujours plus sollicité, dans le monde réel comme dans le monde virtuel. Des sillons de plusieurs dizaines de pages se concentrent sur certains personnages centraux, puis le roman mène sur d’autres pistes, la lecture ressemble un peu à un roller coaster aux courbes à 180 degrés, c’est un sentiment jouissif de se sentir tirer par le bout du nez, jusqu’à de toujours nouvelles péripéties et un dénouement qui arrive presque un peu trop vite.
Ca n’arrête jamais dans Le Silence selon Manon et le roman aurait pu durer 200 pages de plus sans poser plus de problèmes que ça au lecteur ravi par sa lecture. Les différents niveaux de compréhension interrogent sur le monde qui s’ouvre à nous et offrent de belles possibilités d’envol intellectuel. Les plus curieux pourront se diriger vers le premier ouvrage de Benjamin Fogel, La Transparence selon Irina, pour continuer l’aventure et se questionner sur le futur possible de l’humanité connectée.
Synopsis: Le silence selon Manon peut être lu comme un « prequel » de La Transparence selon Irina. Dans les années 2025, le monde occidental se caractérise par une montée de l’agressivité sur les réseaux sociaux et en particulier des cas de cyber harcèlement, au point qu’une unité spéciale de la police, dirigée par le commissaire Sébastien Mille, a dû être mise en place. Sébastien Mille s’intéresse de près aux manoeuvres des groupes masculinistes en France. L’Amérique du Nord avait déjà connu dans les années 2010 des attentats dont les auteurs se réclamaient du mouvement « incel » (pour involuntary celibate) autrement dit des célibataires forcés qui conçoivent une haine des femmes et de la société contemporaine qu’ils jugent trop favorable au féminisme. A Paris, le groupe de musique hardcore Significant Youth, qui défend des valeurs humanistes et féministes dans ses chansons, est agressé lors d’un concert par une poignée de masculinistes qui fréquentent un forum dédié; Yvan, le leader est pris à partie et son frère Simon ainsi que sa compagne sont blessés dans la bagarre qui s’ensuit. Cet épisode n’est que le prélude à un attentat beaucoup plus violent qui va bouleverser la vie des deux frères et de leur entourage. Il faudra à Sébastien Mille une obstination hors du commun pour s’approcher des coupables, d’autant plus insaisissables qu’ils se cachent sous maintes identités, dissimulés par la grande Toile protectrice d’Internet… A travers ce polar aux personnages ambigus et pervers qu’on croirait sortis de l’univers de Patricia Highsmith, Benjamin Fogel poursuit son exploration de notre cyber monde. Le crime n’a plus lieu dans les ruelles sordides des villes ou dans les caves des banlieues, il rode sur la Toile de manière d’autant plus insidieuse que ses auteurs savent être furtifs.
Editeur : Payot & Rivages
Auteur: Benjamin Fogel
Nombre de pages / Prix: 352 pages / 20 euros