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« Avant la retraite », un huit clos sulfureux au Théâtre de la Porte Saint-Martin

"Avant la retraite",un huit clos sulfureux au Théâtre de la Porte Saint-Martin
© Jean-Louis Fernandez

« Avant la retraite », un huit clos sulfureux au Théâtre de la Porte Saint-Martin

L’œuvre de Thomas Bernhard brûle d’une rage dévastatrice et se débat à la fois contre et avec le poids d’une culture empreinte de traditions, de chaos et de contradictions. Une hargne propre à dénoncer une société mortifère, gangrénée par sa lâcheté collective, et qui s’efforçait de cacher son passé historique dans lequel elle s’était compromise.

Attaquant violemment son Autriche natale et son histoire, Bernhard témoigne aussi de nos sociétés occidentales écrasées par le poids de la culture muséifiée et conformiste dont elles se servent comme expiation à leur médiocrité et à leur vide spirituel.

Cet emportement verbal qui procède chez le dramaturge d’une impossibilité viscérale à supporter le monde tel qu’il va, est celui d’une voix solitaire, qui butte et s’obstine, soutenue par le seul combat obstiné de l’artiste, jusqu’au risque de sa détestation et de son autodestruction.

Coincés dans la maison familiale, un frère et deux soeurs attendent que l’heure soit venue. L’heure de la retraite. L’heure de fêter l’anniversaire de Himmler, comme tous les ans. L’heure de pouvoir le faire au grand jour, à nouveau. Créée en 1979, « Avant la retraite » s’apparente à un exutoire destiné à se débarrasser des résidus nazis nichés dans les entrailles domestiques des sociétés allemandes et autrichiennes.

Rudolf Höller (Andre Marcon), ancien officier nazi reconverti en respectable président de tribunal, s’apprête donc à prendre une retraite bien méritée au terme d’une carrière exemplaire au service du droit et de la justice. Sous le vernis d’honorabilité bourgeoise, sommeille, pourtant, encore la bête immonde.

Névroses et frustrations

C’est ainsi que chaque année, le sept octobre, il endosse son plus bel uniforme pour fêter dans le secret de son appartement l’anniversaire du Reichsführer SS Heinrich Himmler, lequel fut, faut-il le rappeler, l’organisateur méthodique des camps d’extermination.

Dans cette sordide mise en scène clandestine, qu’il orchestre comme une « conjuration », avant que ne vienne le temps où, il n’en doute pas, il pourra le faire « au grand jour devant tout le monde », il revit dans une extase teintée de paranoïa l’époque héroïque où il était commandant de camp, entraînant sa sœur Vera (Catherine Hiegel) – et amante – dans un duo d’amour-haine proprement hallucinant.

Cette grande plongée orgiaque et nostalgique dans le passé pourrait donner lieu à un bonheur sans faille, si il n’y avait la présence violemment réprobatrice de sa seconde sœur Clara (Noémie Lvousky), paraplégique, qui les observe, enfermée dans son silence. Parole interdite, elle exprime, immobile, une haine infinie pour les siens, où elle est à la fois le souffre-douleur, l’otage et le réceptacle de cette fratrie.

La pièce est un véritable blasphème contre les autrichiens qui non seulement ont plébiscité Hitler, mais participé largement aux exactions nazies. Après la guerre, malgré une vague de procès, nombre d’entre eux ont été amnistiés (20% d’anciens nazis avaient des responsabilités dans la politique et la fonction publique). Et un silence aussi criminel que les crimes s’étant imposé en Autriche. Mais la pièce n’étant pas écrite sur le mode de la critique ou de la dénonciation, on assiste à une cérémonie d’une hérésie inclassable, à la verve satirique aussi ravageuse que dévastatrice. D’un humour noir, très noir.

Sous-titrée « comédie de l’âme allemande », elle racle dans les recoins les plus nauséabonds de la bonne conscience et de l’hypocrisie d’une société toujours travaillée par ses vieux démons. Construite comme une partition de musique répétitive, servie par une langue obsessionnelle, elle ne se contente pas de démasquer, ce qui serait trop naïvement optimiste, mais démontre qu’un masque peut en cacher un autre derrière lequel l’humain est trop souvent dissimulé. « Parfois, on s’attend au pire, mais on a tort, car c’est bien pire encore qui arrive. »

La mise en scène avec sa direction d’acteurs au cordeau d’Alain Françon, ainsi que les éclairages et la musique, offrent une partition ciselée à ce huis clos familial aussi feutré que vampirique.

Catherine Hiegel est impressionnante d’aisance et d’ambiguïté. Elle est tour à tour cette maîtresse femme monstrueuse, dévoratrice, mais aussi une femme soumise à la destinée étouffée entre son rôle de mère et d’amante de son frère castrateur, où s’explorent en filigrane toutes les névroses, frustrations et empêchements que provoque cette relation incestueuse. Le tout distillant un climat sulfureux et anxiogène. Face à elle, André Marcon est parfait dans le rôle du frère repu, ignoble et satisfait de lui-même tandis que Noémie Lvovsky incarne cette humanité interdite.

Dates : du 12 janvier au 2 avril 2022 – Lieu : Théâtre de la Porte Saint-Martin (Paris)
Mise en scène : Alain Françon

NOS NOTES ...
Originalité
Scénographie
Mise en scène
Jeu des acteurs
Si le droit mène à tout à condition d'en sortir, la quête du graal pour ce juriste de formation - membre de l'association professionnelle de la critique de théâtre de musique et de danse - passe naturellement par le théâtre mais pas que où d'un regard éclectique, le rédac chef rend compte de l'actualité culturelle.
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