
Dans la blancheur, le feu : Gosselin face à Duras
Avec « Musée Duras« , Julien Gosselin transforme l’Atelier Berthier en une vaste chambre blanche où l’œuvre de Duras se déploie comme un organisme vivant.
Dix heures de spectacle, cinq volets, onze textes : non pas une rétrospective mais un long corridor où l’écriture durassienne se heurte, se répète, se fissure. Rien n’est montré comme un monument ; tout est remis en circulation.
Dès les premiers instants, on comprend que le « musée » annoncé n’a rien de patrimonial. La blancheur du plateau agit moins comme une vitrine que comme une zone d’effacement.
C’est une page vide où viennent se projeter voix, corps et images, mais aussi cette matière sonore qui irrigue le spectacle et en constitue la colonne vertébrale.
Car la musique (Guillaume Bachelé, Maxence Vandevelde) loin d’être un simple habillage, installe une pression souterraine. Elle pulse, griffe, prolonge les silences ; elle crée le climat affectif dans lequel la langue de Duras redevient dangereuse, imprévisible.
Par moments électronique, ailleurs minimale ou granuleuse, elle donne à chaque fragment son propre climat intérieur : l’étouffement sensuel de « L’Amant », la stupeur sèche de « La douleur », l’hypnose liquide de « L’Homme atlantique ».
Le son ne souligne pas : il déplace. Il ouvre des failles dans le texte, il en révèle les zones de trouble.
Le texte comme percussion, le son comme ligne de fuite
L’une des forces de « Musée Duras » réside donc dans l’usage précis, presque sensuel, de la musique. Gosselin n’utilise pas le son pour accompagner ; il s’en sert pour bousculer la langue.
Les compositions, parfois électroniques, parfois d’une simplicité presque brute, installent une tension continue : une respiration altérée qui fait vibrer les mots et pousse les interprètes vers une sincérité que la seule parole n’aurait pas déclenchée. La musique, ici, n’illustre rien : elle creuse.
Elle devient un sol instable sous les acteurs, une architecture parallèle qui donne au musée sa profondeur invisible. Elle crée ces moments d’éclat où un texte qu’on croyait connaître redevient soudain imprévisible, presque neuf.
Dans « L’Amant », elle agit comme un contrepoint frontal, une pulsation qui arrache le récit à son aura mythique pour en faire un aveu instable, lancé au public comme une confidence qu’on ne maîtrise pas.
Dans « L’Homme atlantique », la musique fonctionne comme une chambre d’échos : un espace mental, liquide, où la voix semble hésiter entre disparaître et se fixer. Dans « La douleur », elle devient une matière sourde, une lente montée d’air qui rend audible cette sensation d’attente infinie que Duras décrit.
Le pari d’avoir monté ces textes avec les jeunes interprètes du Conservatoire national supérieur d’art dramatique, issus des Ateliers de 3ème année de la promo 2025, s’avère décisif. Plutôt que de figer Duras dans la révérence, Gosselin provoque un frottement entre une écriture mythifiée et des corps encore en formation.
Ce décalage crée une vérité nouvelle : une parole moins incarnée qu’exposée, traversée, parfois chancelante — mais justement vibrante. Leur proximité constante avec le public, leurs sorties et retours incessants, leurs manipulations à vue de la vidéo composent une dramaturgie de l’instant où chaque apparition semble fragile, disponible, et donc précieuse.
Ils ne jouent pas la légende. Ils jouent une langue. Ils l’approchent, la malmènent parfois, la portent à bras-le-corps, avec une fragilité qui leur appartient entièrement. Cette fragilité devient elle-même une forme de vérité.
Leur proximité avec le public, les allées et venues multiples, les changements à vue, les caméras manipulées par les interprètes : autant d’éléments qui dissolvent tout rapport hiérarchique entre présentation et exposition.
On ne visite pas un musée, vraiment. On traverse un atelier en activité, où rien n’est fixé, où tout est en train de se faire — ou de se défaire.
Certaines pièces trouvent dans ce dispositif une limpidité saisissante : « Suzanna Andler », révélée par la frontalité du jeu ; « L’Amante anglaise », qui déploie sous la lumière nue une tension quasi documentaire ; « La maladie de la mort », suspendue dans un clair-obscur sonore où la distance devient métaphysique ; « La Musica deuxième » qui trouve une justesse rare : un face-à-face dépouillé où la musique et les silences déploient une tension d’une précision presque douloureuse, révélant la tendresse brutale et l’infinie ambiguïté du couple durassien magistralement interprété par les deux comédiens (Denis Eyriey et Mélodie Adda).
D’autres fragments assument leur instabilité, comme des tentatives laissées visibles. Mais Gosselin ne cherche jamais l’homogénéité. Il préfère le chantier à la synthèse, la contradiction à la cohérence.
Au fil des heures, la structure éclatée finit par produire un état particulier : celui d’un spectateur qui ne suit plus un spectacle, mais traverse une durée. Une durée soulevée par la musique, aimantée par les voix, traversée par les manques. La fin n’en est pas une ; elle ressemble à un simple relâchement de la pression, comme si le musée continuait hors du théâtre.
« Musée Duras » est moins une adaptation qu’un laboratoire vivant, une topographie du désir, de la perte et de la parole en état d’urgence. Un spectacle qui ne cherche pas à rassurer, ni même à séduire, mais à troubler — avec une lucidité et une sensibilité exceptionnelles. C’est un musée qui n’expose rien.
Un musée qui écoute. Un musée qui brûle. Un espace où l’œuvre, la jeunesse des interprètes et le geste scénique et sonore de Gosselin composent moins un hommage qu’une mise en danger. Duras et son embrasement du tout si propre à son écriture, en sort non pas clarifiée, mais rallumée — plus incertaine, plus ravageuse, plus vibrante, plus vivante que jamais.
Dates : du 9 au 30 novembre 2025 – Lieu : Odéon – Berthier (Paris 17)
Mise en scène et scénographie : Julien Gosselin