
Émilie Charriot en résonance singulière et intense avec « L’Amante anglaise »
Avec « L’Amante anglaise », Marguerite Duras revisite un meurtre qui a eu lieu à la fin des années 1940. Par le biais d’un double interrogatoire, d’un double dialogue, elle creuse l’idée du mystère, de l’incompréhension, de la perdition d’une âme, au regard de l’acte criminel.
Et elle nous place face à une énigme que l’on essaie de comprendre. Elle use d’une forme de suspens, tout en déployant les grandes thématiques de son écriture, comme la folie et l’amour, qui sont les deux pierres angulaires de « L’Amante anglaise ».
Le 8 avril 1949 on découvre en France, dans un wagon de marchandise, un morceau de corps humain. Dans les jours qui suivent, en France et ailleurs, dans d’autres trains de marchandises, on continue à découvrir d’autres morceaux de ce même corps. Puis ça s’arrête. Une seule chose manque : la tête. On ne la retrouvera jamais. Grâce à ce que l’on appelle le recoupement ferroviaire l’enquête permet de découvrir que tous les trains qui ont transporté les morceaux de ce corps sont passés à Viorne, dans l’Essonne.
Très vite, l’enquête mène à une femme, Claire Amélie Lannes, 51 ans, ressortissante de Viorne depuis 20 ans et marié à Pierre Lannes. Dès qu’elle se trouve en face de la police, Claire Lannes avoue son crime. Elle dit avoir assassiné sa cousine Marie-Thérèse Bousquet, sourde et muette. Malgré son évidente bonne volonté tout au long du procès, Claire Lannes ne réussira jamais à donner d’explications à son geste.
Le théâtre de « L’Amante anglaise » est construit sous forme de deux interviews. Celle de Pierre et de Claire, l’un après l’autre. Et il ne se passe rien, ou presque. Si ce n’est ce face à face qui imprime une attention extrême à ce qui se dit et ne se dit pas. Car un secret est là, lourd, qui ne nous lâche pas.
Un trio implacable
Une personne (Nicolas Bouchaud) donc pose des questions, l’autre (Laurent Poitrenaux) essaie de répondre. Ce questionneur, dont on ne sait qui il est, interroge sans jamais chercher à juger, tout entier tendu dans la volonté obsessionnelle de comprendre, d’être dans la tête de l’autre, avec une puissance et une impérieuse nécessité.
Il questionne tout d’abord, Pierre que Duras décrit dans une interview comme la quintessence du petit bourgeois haïssable mais qui existe malgré tout et en dépit de la volonté de son autrice, Pierre qui répond avec pragmatisme aux questions qu’on lui pose, puis Claire elle-même. Claire (Dominique Reymond) est de bonne volonté. Elle aussi cherche à comprendre. Mais elle n’expliquera jamais son geste où dans cette proposition singulière, possédée par une intériorité fébrile, elle est déterminée et maîtresse de son destin, assumant pleinement son acte comme une forme de révolte face à un vécu pesant et qui met en lumière la violence latente dans les relations intimes, tout en évitant tout jugement moral.
Un trio implacable où s’explore l’âme humaine dans ce qu’elle a de plus sombre, de plus inconnu et de plus vertigineux. Mais c’est aussi le portrait d’un couple dans l’impasse, le récit d’une femme délaissée. Une histoire d’amour qui n’a pas résisté à l’usure du temps, aux renoncements et à la recherche d’absolu, si propre à l’œuvre « durassienne ».
Loin de tout lyrisme, formalisme abstrait ou métaphysique, le texte déploie un style concret, précis, épuré, proche du réel et de l’humain, infiniment moderne. Duras dissèque sans relâche les deux protagonistes de façon presque clinique, où l’écriture fait loupe. Elle s’appuie sur la figure de l’interrogateur qui déploie une parole proactive, tentant de dévoiler les racines possibles du crime. Par ses questions, tout ressurgit, le passé, les non-dits, dans un rythme musical, haletant.
La forme dramatique donne l’illusion d’une enquête. Mais quand tout s’éclaircit, tout se dérobe aussi. L’écriture se trouve alors ponctuée de béances, de lapsus poétiques qui brouillent les certitudes. La menthe anglaise, plante qui pousse dans le jardin du couple, devient « L’Amante anglaise », nous plongeant dans un imaginaire transfiguré. Le chemin vers la vérité demeure impénétrable et irréconciliable.
Les personnages ne parlent pas tous la même langue et à travers le rôle de Claire Lannes, Marguerite Duras nous fait entrer dans une zone trouble, insécure, à la lisière d’un enfermement intérieur et de sa folie insondable.
La mise en scène d’Émilie Charriot instaure un rythme et une énergie nouvelle, presque palpable, qui parvient à disséquer habilement les failles du couple et à ausculter la psyché complexe des personnages, en évitant le poids du tragique.
Elle opte pour une scénographie épurée, presque abstraite, qui recentre toute l’attention sur les dialogues, leur interaction et les silences. Ce choix reflète une volonté de ne pas alourdir la noirceur inhérente à l’œuvre, mais plutôt de laisser vibrer les tensions humaines sous-jacentes.
Émilie Charriot instaure une tonalité réaliste et une direction d’acteurs dynamique, notamment avec des interventions hors cadre et des interactions avec le public, comme l’ouverture où Nicolas Bouchaud interpelle la salle avec une chanson des Stranglers et un fait divers, créant un contraste saisissant entre réalité et fiction dramaturgique.
Ses choix notamment en termes d’éclairage et de spatialité (Yves Godin) structurent l’espace, renforçant le sentiment d’immersion et de passion mortifère contenue dans la pièce, tout en lui insufflant une intensité à la fois aérienne et au scalpel, où les mots sont des flèches tirées sur les personnages.
Dominique Reymond, dans le rôle de Claire Lannes, incarne avec brio, cette femme énigmatique, oscillante entre opacité et détermination. Elle parvient à rendre concret, ardent, le trouble de son personnage, nous laissant constamment dans le doute quant à ses motivations et à sa santé mentale. Laurent Poitrenaux qui joue Pierre Lannes, est un mari à la fois oppressant et absent, dont la parole distante résonne comme un écho vide dans l’espace scénique. Quant à Nicolas Bouchaud (l’interrogateur), il porte haut cette puissance ravageuse en quête d’une vérité impossible et inaudible.
Dates : du 21 mars au 13 avril 2025 – Lieu : Odéon – Berthier 17ème (Paris)
Mise en scène : Emilie Charriot