
Immersion du regard avec Eva Jospin et Claire Tabouret au Grand Palais
Il y a quelque chose de presque paradoxal à découvrir au Grand Palais, des œuvres pensées pour d’autres puits de lumière.
Des œuvres qui ne cherchent pas l’évidence, mais le trouble. Avec « Grottesco » et « D’un seul souffle », Eva Jospin et Claire Tabouret n’occupent pas l’espace : elles le déplacent. Elles l’obligent à changer de rythme, à perdre ses automatismes, à accepter une autre forme d’immersion.
Chez Claire Tabouret, cette immersion prend la forme d’un souffle retenu. L’exposition présente les six maquettes monumentales réalisées pour les vitraux sud de Notre-Dame de Paris. Non comme une promesse achevée, mais comme un moment suspendu, avant que la lumière ne s’y installe définitivement.
La maquette n’est pas ici un simple outil préparatoire : elle devient un espace de projection mentale, un lieu de doute assumé.
Le thème de la Pentecôte, choisi par l’archevêché de Paris, irrigue profondément le projet. Symbole d’unité et d’harmonie entre les hommes malgré la diversité de leurs langues, la Pentecôte est moins abordée comme un récit religieux que comme une idée fragile, presque utopique.
Tabouret s’en empare avec une sincérité désarmante, consciente du caractère presque naïf de cette espérance dans un monde qu’elle décrit elle-même comme « divisé, chaotique, effrayant« . Peindre l’unité, ici, n’est pas un geste d’autorité, mais un acte de foi au sens le plus large : croire encore à la possibilité du commun.
Le regard en grand
Les figures qu’elle déploie ne prêchent pas. Elles flottent, souvent à la limite de l’effacement. Groupes humains sans hiérarchie apparente, corps qui semblent liés par un même mouvement plutôt que par un récit.
L’harmonie n’est jamais totale, jamais triomphante. Elle tient par équilibre, par écoute, par cette idée simple et radicale d’un souffle partagé. La couleur est retenue, filtrée, comme si l’image avait déjà traversé une épreuve. La lumière est à venir. Et c’est précisément cette attente qui donne aux œuvres leur dimension sensorielle.
Face à cette verticalité fragile, Eva Jospin propose un mouvement inverse. « Grottesco » rassemble une quinzaine d’œuvres qui composent moins une exposition qu’un paysage mental.
Ici, on ne regarde pas vers le ciel, mais vers l’intérieur, vers les replis, vers l’ombre. Les grottes, les bas-reliefs végétaux, les architectures imaginaires se succèdent comme autant de variations sur une même obsession : creuser, répéter, ornementer jusqu’à l’épuisement du regard.
Le carton, matériau pauvre et obstinément anti-héroïque, devient sous les mains de Jospin une matière presque noble. Sculpté, stratifié, travaillé jusqu’à la saturation, il imite la roche, la ruine, le feuillage, sans jamais chercher l’illusion parfaite. On voit le geste, le temps, la patience.
Et surtout, on ressent la densité. L’œil se perd dans la prolifération des formes, dans cette accumulation presque hypnotique qui évoque autant les jardins maniéristes que les décors d’opéra ou les architectures de pouvoir vidées de leurs figures.
L’absence de présence humaine est ici frappante. Pourtant, tout parle de nous. Ces décors vides ressemblent à des théâtres abandonnés, à des paysages conçus pour des cérémonies oubliées.
L’ornement devient un langage autonome, presque politique : trop de formes, trop de détails, comme si le monde, incapable de dire l’essentiel, se réfugiait dans l’excès.
La beauté est réelle, séduisante même, mais jamais confortable. « Grottesco » n’est pas un refuge esthétique ; c’est une immersion qui creuse, qui oblige à se perdre pour continuer à regarder.
Dans le cadre du Grand Palais, les œuvres de Jospin fonctionnent comme une contre-architecture. Là où le bâtiment célèbre la transparence, la hauteur, la clarté, elle oppose l’enfouissement, l’opacité, la densité.
Elle ne dialogue pas avec le lieu : elle le contredit. Tabouret, à l’inverse, travaille avec une lumière absente mais promise. L’une creuse l’ombre, l’autre prépare le passage du jour.
Entre « D’un seul souffle » et « Grottesco », il n’y a pas de réponse, seulement une tension féconde. Deux gestes contemporains qui refusent le spectaculaire immédiat pour proposer autre chose : une expérience.
Dates : du 10 décembre 2025 au 15 mars 2026 – Lieu : Grand Palais (Paris)