Ivanov d’Anton Tchekhov : une figure noire et radicale.
Ivanov, l’un des plus grands succès d’Anton Tchekhov, est une pièce de jeunesse dans laquelle tous les thèmes tchekhoviens sont à l’œuvre. On y côtoie déjà la vacuité de l’existence et l’empêchement à se réaliser où Ivanov est la figure centrale, radicale et noire. Où tout l’enjeu dramaturgique se concentre sur cette question : Vivre, comment est-ce possible ? dans une fuite en avant aussi absolue qu’illusoire.
Dates : 2 octobre au 1er novembre 2015
Lieu : Odéon-Théâtre de l’Europe
Metteur en scène : Luc Bondy
Il a essayé d’agir, il a essayé d’aimer, de recommencer avec une autre femme mais rattrapé par la condition humaine, Ivanov a échoué. Là ou même sa première épouse, une jeune juive, qui a renoncé à ses origines pour le suivre, n’est plus pour lui qu’une ombre appartenant au passé et dont le désamour, l’indifférence face à sa maladie, la consument chaque jour un peu plus.
A trente-cinq ans, c’est donc un homme fini, épuisé par toutes ses tentatives avortées, déçu par sa vie amoureuse et familiale, sans énergie et sans volonté. On pourrait rapprocher Ivanov d’un héros romantique par son indécision, sa difficulté à agir, son aspiration à vivre autre chose, son ennui, et la souffrance que tous ces sentiments font naître. Cependant, pour Tchékhov, il n’est pas un héros romantique, il est simplement un homme ordinaire enfermé dans sa lassitude et son indécision. Il n’y a pas chez Ivanov de complaisance dans la souffrance mais une lucidité extrême qui le paralyse et l’épuise.
[…] Entre comédie et tragédie, l’écriture du dramaturge se révèle fiévreuse, puissante, consumée dans un étirement où se mêle l’amertume, la lâcheté, la lucidité, la mélancolie, la noirceur et la perte […]
Les ragots, l’inquiétude liée à son état, le fardeau d’une forme d’impuissance le détruisent peu à peu où un fort sentiment de culpabilité l’assaille et qui n’est pas seulement lié au décès d’Anna Pétrovna. Il évoque, en effet, constamment une faute qu’il aurait commise mais dont il ignore tout. Il ne comprend pas ce qui lui arrive, il ne se comprend plus, il est comme étranger à lui-même. Aujourd’hui, nous dirions qu’il souffre de dépression ou de burn-out, ce mal contemporain dont l’emprise face à trop d’urgences contradictoires et d’obstacles insurmontables, anéantit le corps et l’esprit.
Et si ce héros négatif, cet anti-héros en proie au doute et au nihilisme, est foncièrement inadapté, déconcertant – traînant sa lassitude au milieu de l’agitation vaine et sans appel des autres personnages livrés à leur vide existentiel – prisonnier de sa lâcheté et de son impuissance face à l’existence, il n’en demeure pas moins foncièrement honnête et impartial dans le dégoût qu’il a de lui-même nous renvoyant à ce qu’il a été et ce qu’il aurait voulu être.
Mais la pièce est aussi l’évocation féroce d’un ordre sociétal en perdition, porteur d’immobilisme, d’enlisement, et animé de sentiments vils où la cohésion du groupe nourrit le drame individuel car si Ivanov porte en lui l’impossibilité d’être seul, il fustige également et sans ménagement l’horreur d’être ensemble.
A travers des personnages secondaires, nous est dépeint une société de petits bourgeois provinciaux décadente et aveuglée par sa bêtise, sa méchanceté, son hypocrisie, sa roublardise, et son antisémitisme que le mise en scène pertinente de Luc Bondy fait cruellement entendre.
[…] Il n’y a pas chez Ivanov de complaisance dans la souffrance mais une lucidité extrême qui le paralyse et l’épuise […]
Avide d’argent, de plaisirs et de ragots, ils sont tous dépendants les uns des autres, se montrant incapables d’exister par eux-mêmes et de se réaliser individuellement.
Entre comédie et tragédie, l’écriture du dramaturge se révèle fiévreuse, puissante, consumée dans un étirement où se mêle l’amertume, la lâcheté, la lucidité, la mélancolie, la noirceur et la perte.
Le décor saisissant de Richard Peduzzi offre un espace tourné à la fois sur l’extérieur et l’intérieur dont sait jouer Luc Bondy avec des plans serrés et des plans larges très visuels. Le tout mêlant habilement la perdition individuelle – avec notamment cette scène mémorable qui voit Ivanov s’avancer vers le public, toute lumière de la salle rallumée, et le prendre à partie – à celle du groupe et son dépérissement à l’abri de scènes d’anniversaire et de mariage ratées, implacablement vouées à l’échec.
[…] si Ivanov porte en lui l’impossibilité d’être seul, il fustige également et sans ménagement l’horreur d’être ensemble […]
Les 14 comédiens mériteraient tous d’être cités. Micha Lescot (Ivanov) dont on se souvient de son Tartuffe déjà dirigé par Luc Bondy, est vertigineux dans un jeu à la présence insondable où ni tout à fait le même, ni tout à fait un autre, il incarne cet homme complexe, ambigu et accablé, porté par une désespérance abyssale. Sa femme (Marina Hands) a la grâce vibrante de celle qui veut encore y croire. Christiane Cohendy est irrésistible en baronne pingre tandis que Yves Jacques son mari, détonne dans le rôle de Lebedev à l’ivrognerie amicale et chaleureuse, père de Sacha (Victoire Du Bois) qui donne à son personnage une impulsivité fragile et aux abois. Quant à Yannik Landrein, il compose intensément le docteur Lvov, sûr de ses vérités moralisatrices, en un fanatique prédicateur et Ariel Garcia Valdès se révèle formidable dans l’incarnation du comte Chabelski, vieil aristocrate décadent, cynique et odieux.
Une mise en scène captivante, si naturellement inscrite dans la puissance du texte et de son organique incarnation.