Kendrick Lamar, l’art de la déstabilisation permanente
Kendrick Lamar a l’art de nous déstabiliser. Cela tient globalement à sa grande qualité d’artiste. Qui n’a jamais en effet ressenti un émoi perturbateur devant les plus grands, qu’ils soient chanteurs, peintres, écrivains, danseurs ou sportifs. Tous détiennent la capacité de nous perturber par leur excellence.
Mais ce sentiment constant de ne plus savoir sur quel pied le rappeur de Compton nous fait danser, tient, si on essaye de creuser un tant soit peu, à un inventaire de plusieurs facteurs. Et premièrement à un effet de surprise qu’il exerce à la perfection.
Kendrick nous surprend, le 16 mars 2015, quand il sort une semaine en avance sur la date prévue To Pimp A Butterfly, qui s’avèrera être sans conteste le meilleur album hip/hop de l’année, toutes catégories confondues. Kendrick nous surprend par l’aspect même de TPAB : bien plus hermétique et abstrait au niveau musical que l’antérieur Good Kid, M.A.A.D. City et plus frontalement engagé encore au niveau des textes, ce nouvel album nous demande une plus grande qualité d’écoute. Il s’avère aussi, dans l’ensemble, bien différent de l’entrain pop du premier single déjà dévoilé depuis plusieurs semaines alors à ce moment-là, « i ».
Kendrick nous surprend encore, le 15 février dernier, quand, lors de sa prestation aux Grammy Awards (qui lui décerneront cinq récompenses méritées dont celle du meilleur album rap), et comme en pied de nez à l’actuelle ultra-incarcération des afro-américains aux Etats-Unis, il débarque sur scène, en uniforme de détenu, le pas fatigué et affublé de menottes dont les cliquetis répétitifs nous hantent encore les oreilles, pour une magnifique performance live. Un véritable show, à l’américaine certes, mais d’une puissance glaçante.
Enfin, Kendrick nous surprend quand le vendredi 4 mars dernier, sans en avertir les badauds, il sort un album androgyne, entre la mixtape et l’album, sorte de prototype venant du passé composé de productions datées principalement de 2014, soit pendant la période d’enregistrement de TPAB. Sobrement intitulé untitled unmastered, paré d’une pochette vert kaki monochrome, ce dernier surfe naturellement sur l’ambiance créatrice de son prédécesseur multiplement sacré aux Grammys. Plus lâche et épars, les puristes apprécieront son aspect plus rêche et spontané, dans la plus pure tradition « ready-made » du hip/hop.
Foudroyant, fluide et précis : un modèle de technique
Mais ces effets de surprise ne sauraient bien évidemment expliquer à eux seuls la valeur de l’artiste. Le succès de Kendrick Lamar se fonde sur un perfectionnement musical poussé, une attention minutieuse consacrée aux moindres détails. Une rigueur peut-être empruntée à la légende Dr Dre, avec qui il a l’opportunité de travailler, après que ce dernier a repéré, il y a quelques années, son énorme potentiel. «Il est perfectionniste, la musique c’est une science pour lui » nous disait Kendrick à son propos, dans une interview pour Clique.tv.
Kendrick Lamar cultive également une qualité de flow actuellement inégalée. Foudroyant, fluide et précis : un modèle de technique pour tous les jeunes mc’s tentant de percer. Sur un de ses morceaux les plus anciens, devenus cultes pour tout bon fan qui se respecte, Ignorance Is Bliss (ci-dessous en libre écoute), il nous avait débité un couplet intemporel de près d’une minute, nous giflant sans nous prévenir et sans prendre ne serait-ce qu’une bouffée d’oxygène. Ou quand la performance physique rejoint la performance artistique.
L’année dernière, les arrangements et accompagnements de To Pimp A Butterfly, s’affairant à emprunter au spectre entier de la musique noire-américaine, de la soul au jazz, constituaient une caractéristique rare (unique ?) dans la production du rap américain actuel. Un projet monstre, mais brillamment maitrisé au final.
Cette quête perpétuelle de perfection s’effectue chez Kendrick en toute sérénité. Son humilité apparait jusque dans les codes dont ils ne s’embarrassent pas. Il ne fume pas, ne fait pas d’excès de boissons, ne s’encombre pas de bijoux, et entame souvent ses prestations scéniques en simple t-shirt/jean. Après avoir arboré le pseudonyme de K-Dot, il ne s’intéressa même plus à populariser un nom de scène. Son nom de naissance suffira, une singularité dans le milieu du hip/hop.
Kendrick Lamar est déjà culte.
Kendrick n’a pas besoin de tous ces artifices : il est sorti tout droit de Compton (clin d’œil au film à succès de F. Gary Gray, sorti l’année dernière). Il n’a fait aucun détour, comme il l’avait confié au célèbre comique américain Stephen Colbert, lors d’une interview décalée. L’appartenance à sa communauté, malgré le succès commercial vertigineux, il la tient par la grande vérité et authenticité de son écriture. Son mode de vie à l’opposé de beaucoup de gansta-rappeurs ne l’a en aucun cas fait tomber dans le rap moralisateur. A vrai dire, pourquoi donner des leçons ? Ce dont il se préoccupe, c’est de peindre la réalité nue et sans voile de la rue, celle qu’il a vécu dès son enfance dans cette modeste ville du comté de Los Angeles, mine d’or historique du rap US.
La complexité presque schizophrène de son écriture fait qu’il n’a pas eu peur d’écrire très cruellement pour lui-même « je suis le plus grand hypocrite de 2015 » pour amorcer son tube The Blacker The Berry, avant de mettre en perspective, dans ce même morceau, l’indignation de la communauté noire suite aux tragiques homicides perpétrés par la police, avec la situation sociale actuelle de ces villes menant les personnes de cette même communauté à s’entretuer. Les regains de tension entre policiers blancs et personnes afro-américaines ne doivent pas nous faire oublier qu’une grande partie des crimes aux Etats-Unis demeurent en effet intra-communautaires et intra ghettos pauvres. Pour conclure ce même morceau, il rappe, terriblement : «pourquoi je me suis mis à pleurer quand Trayvon Martin était dans la rue, alors que les gangs me font tuer un mec encore plus noir que moi ? »
Il fut un temps où Billie Holiday chantait Strange Fruit, frissonnante chanson sur les lynchages extra-judiciaires de noirs. Il fut un temps où Marvin Gaye s’indignait contre une époque guerrière dans l’album What’s Going On, où Gil Scott-Heron dénonçait par ses chansons-poèmes la politique du gouvernement américain vis-à-vis de la pauvreté. Les exemples des artistes noirs-américains engagés politiquement sont légion. Lamar est, en 2016, dans cette droite ligne. Et il semble actuellement un bien seul représentant de ce rap politique sans concession parvenant à toucher un public large. Kanye West s’est également politisé mais de manière plus égocentrique, dirons-nous.
Kendrick Lamar est déjà culte. Mais notre admiration ne doit en aucun cas détenir le pouvoir de l’apprivoiser, ou encore pire, de le prévoir. L’ouïe à peine remise de l’écoute de Untitled Unmastered, nous attendons déjà avec impatience le moment où le « good kid » venu de la « mad city » de Compton devenu le meilleur rappeur (du monde, de la décennie ? à vous de vous faire un avis) nous fera une fois de plus tomber à la renverse. Même si c’est pour un album fourre-tout de chutes comme le dernier venu, dans lequel on ne sait pas sur quoi tomber. Mais dans la discographie de Kendrick Lamar, comme chez le mendiant affamé d’une pauvre banlieue américaine périphérique et délaissée, chaque « poubelle » est bonne à ouvrir.
untitled unmastered. (Aftermath/Interscope) disponible depuis le 4 mars dernier