“La Mouette” de Brigitte Jaques-Wajeman, un vol captivant
Dans La Mouette, Anton Tchekhov (1860-1904) fait de l’art et de l’amour le terrain de prédilection des passions inaccomplies et des désillusions.
Celles notamment de Nina, une jeune fille qui rêve d’être actrice mais dont la vocation sera détruite par une trahison amoureuse, ou celles de Constantin Treplev, épris de Nina qui en regarde un autre. Treplev est un jeune auteur épris d’absolu en quête de reconnaissance et de l’amour d’Irina, sa mère, comédienne célèbre, qui le méprise ouvertement et n’a d’yeux que pour l’écrivain en vogue, Trigorine, son amant.
Il y a Trigorine qui représente un art conventionnel, souvent auto-satisfait, un art reconnu mais qui manque cruellement de radicalité, de liberté et sans doute de passion, à l’inverse de celui de Constantin qui se cherche, ne connaissant pas les lois, les règles de la scène, du théâtre, de la narration, mais qui veut révolutionner le théâtre, témoigner d’un engagement, au risque d’être ridicule, superficiel et dérisoire dans son art.
Comment vivre ?
Une rivalité qui embrasse alors une expérience humaine avec ses non-dits et ses conflits intérieurs, où le spectacle donné par Treplev devant ses proches qui se transforme en un manifeste pour un théâtre avant-gardiste, est fustigé par sa mère. Et si les liens intimes et la condition d’artiste sont mis à mal, l’amour y est aussi compliqué : l’instituteur aime Macha qui aime Constantin qui aime Nina qui aime Trigorine, lequel fait semblant d’aimer Arkadina.
Entre frustrations et acte manqués, chacun des protagonistes est suspendu à un flot continu d’espoirs et de renoncements. Un condensé de vie où Brigitte Jaques-Wajeman scrute avec finesse les abîmes indicibles et les fuites avortées.
Sur le plateau, l’abstraction est de mise avec comme décor un tréteau nu, constitué de billots de bois brut, qui donne sur un ciel immense, représenté par un tableau, dont les variations lumineuses scandent le déroulement des quatre actes de la pièce. Une scénographie à l’épure parfaite qui télescope le dedans et le dehors, l’ici et l’ailleurs, propice à une temporalité aux prises avec la vie et ses méandres.
Portée par la traduction enlevée de Gérard Wajcman, « La Mouette » résonne dans le présent où les protagonistes se confrontent au réel.
Des notes de musique traversent la pièce, cristallisant le spleen des personnages et leur empêchement à être, alors que gronde au plus profond d’eux-mêmes un désir de vivre enfin…
Ardent, sensible, désespéré, Raphaël Naasz est magnifique dans le rôle de Treplev dont il porte de tout son être, la fureur et la blessure de vivre. Ses partenaires ne sont pas en reste où chacun dessine sa partition dans un mouvement à l’unisson et donne à cette « Mouette » toute sa dimension symbolique et sacrificielle. Bravo !
Dates : 31 janvier au 11 février 2024 – Lieu : Théâtre de la Ville – Les Abbesses (Paris)
Mise en scène : Brigitte Jaques-Wajeman