
Le Munstrum Théâtre fait vaciller la nuit avec son « Makbeth » décapant
Avec « Makbeth », le Munstrum Théâtre ne se contente pas d’entrer dans Shakespeare : il l’ouvre, il l’écorche, il en fait un organisme vivant — palpitant, instable, traversé de secousses venues de notre présent.
Louis Arene et Lionel Lingelser signent un spectacle qui ressemble moins à une tragédie qu’à une vision : un monde à moitié calciné où le pouvoir est une maladie, la prophétie un parasite, et les héros des corps en mutation permanente.
La première image donne le ton : rien ici n’est stable, rien n’est installé. Le plateau — lande rêche, trou noir — semble respirer d’une respiration malade. Les lumières de Jérémie Papin et Victor Arancio sculptent des silhouettes comme des fragments de sculpture expressionniste.
Le son, conçu par Jean Thévenin et Ludovic Enderlen, pulse comme un organisme qui refuse de mourir. On comprend vite que l’équipe ne veut pas illustrer Shakespeare mais le réinventer dans un monde qui n’a plus de dieux, plus de mythes, seulement des restes de croyances qui s’accrochent aux parois du cerveau.
Où la tragédie semble se dérouler dans le crâne de Makbeth. Tout y tremble : la lumière incisive, la pulsation sonore et les silhouettes comme découpées au scalpel.
Un Shakespeare qui rit jaune et saigne noir
Et dans ce paysage, les masques — signature du Munstrum, façonnés par Arene & Lingelser — deviennent une véritable dramaturgie. Ils ne cachent pas : ils exposent. Ils révèlent les tensions, les difformités intérieures, toute la part monstrueuse que le texte charrie.
Ces visages sculptés, portés par une troupe extraordinairement engagée, donnent à la pièce une densité plastique qui la place d’emblée hors du réalisme.
Louis Arene incarne un Makbeth poreux, traversé, presque sans enveloppe. Pas un tyran flamboyant : un homme qui n’arrive pas à faire taire ce qu’il entend déjà en lui.
À ses côtés, Lionel Lingelser construit une Lady Makbeth magnétique, plus sorcière que reine, plus vivante que monstrueuse : une femme que la prophétie dévore de l’intérieur, jusqu’à la rupture. Le couple devient moteur tragique, duo d’aveugles persuadés de voir plus loin que les autres.
Leur rapport relève moins de l’ambition que de la contagion : ils se contaminent l’un l’autre, se renforcent, s’empoisonnent. Une union funeste qui a quelque chose du pacte secret, de la fusion mystique.
La force de ce Makbeth tient aussi dans son usage très conscient du geste tragico-burlesque. Le Munstrum sait que le rire et l’effroi sont de la même famille. On passe d’une scène de tension pure à un éclat grotesque, avec la précision de funambules.
Le Fou (Erwan Tarlet), figure à la lisière du clown et du prophète, agit comme une fissure dans le réel : dès qu’il apparaît, c’est le plateau lui-même qui semble vaciller.
Cette capacité à faire cohabiter l’absurde et l’horreur est l’un des traits les plus frappants de la mise en scène de Louis Arene : elle nous fait basculer d’un état à l’autre avec une rapidité qui dit quelque chose de très contemporain. Le pouvoir n’a jamais été si ridicule, et c’est précisément pour cela qu’il fait peur.
La traduction et l’adaptation de Lucas Samain choisit la ligne dure : redonner à Makbeth sa charge d’horreur, son vertige moral, son humour noir aussi — celui qui naît quand l’humanité glisse en hors-piste. Le spectacle interroge ce plaisir étrange que nous avons à suivre les tyrans jusqu’au bord du gouffre. Non pas pour les absoudre, mais pour comprendre ce qui, en eux, nous rapproche.
Et c’est à l’instar d’un rituel que le Munstrum théâtre transforme Shakespeare : une traversée des ténèbres pour mieux éprouver ce qui, encore, pourrait nous sauver. Pas un théâtre qui explique, mais un théâtre qui expose. Qui fait l’effet d’une brûlure lente. Qui oblige à regarder l’Histoire — la grande, la petite — là où elle fait mal.
L’univers entier de Makbeth repose sur cette équation : comment un monde sans croyance produit-il encore des prophéties ? Les sorcières ici ne sont pas des forces extérieures mais une contamination interne. Et cette lecture, au fond, replace la tragédie dans une dimension très intime : il n’y a pas de destin écrit, seulement des erreurs d’interprétation aux conséquences irréversibles.
Et dans cette approche on est happé par ce geste global pour un spectacle total, profondément sensoriel, où la catastrophe n’est jamais spectaculaire mais toujours organique. Le Munstrum pousse son esthétique encore plus loin que dans ses précédentes créations — mêlant masque, corps, musique, chant, installation plastique — jusqu’à obtenir un théâtre qui tient autant du rituel que du poème visuel.
Une cérémonie sombre mais pas désespérée. Ici, la catharsis n’est pas un effacement : c’est un éveil.
Alors oui : ce Makbeth est un spectacle décapant. Dense, inquiétant, fou, toujours habité. Il laisse une trace — un écho farouche qui persiste longtemps après la fin. Un Shakespeare qui ne console pas, mais qui réveille. Un théâtre qui nous renvoie à notre propre responsabilité, à nos propres dérives.
Et, au milieu du chaos, une certitude : on avait besoin de cet électro choc là !
Dates : du 20 novembre au 13 décembre 2025 – Lieu : Théâtre du Rond-Point (Paris)
Mise en scène : Louis Arène