Les Damnés : l’électrochoc théâtral d’Ivo van Hove à (re)découvrir sur France 5
Le spectacle enregistré dans la cour d’honneur du palais des Papes, le 6 juillet 2016, constituait un événement à plus d’un titre : grand retour de la Comédie-Française au Festival d’Avignon, absente depuis pas moins de vingt-trois ans, et première expérience dans la cour d’honneur de l’immense metteur en scène flamand Ivo van Hove.
Cette grande soirée théâtrale est à (re)découvrir le 4 juillet sur France 5 à 23h25.
La montée du nazisme et la compromission de certains industriels allemands orchestrés comme un opéra baroque à travers le prisme d’une riche famille allemande qui s’entredéchire sur fond de rivalités malsaines et d’intérêts économiques, tel était le thème des « Damnés », film culte de Luchino Visconti.
En partant du scénario et non du film, Ivo van Hove, maître incontesté de la scène internationale dont nous avons chroniqué les spectacles, revisite avec son art aigu de la mise en scène, cette histoire de violence, pleinement contemporaine, qui renvoie dans le contexte social et politique d’aujourd’hui, à la montée des populismes et des fanatismes. Un électrochoc théâtral consacré aux Molières 2017 meilleure pièce de théâtre public, meilleure création visuelle et meilleure comédienne pour Elsa Lepoivre.
Le 27 février 1933, dans une ville de la Ruhr, la famille Essenbeck célèbre l’anniversaire du patriarche, le baron Joachim, chef de la dynastie et maître des aciéries qui ont fait la prospérité de toute la famille et qui ont rendu son nom célèbre.
[…] un art aigu de la mise en scène […]
Sa fille, la baronne Sophie, veuve de guerre et mère de Martin : un jeune homme dégénéré à la personnalité trouble mi-homme, mi-enfant aussi perverse que diabolique, est la maîtresse de Friedrich Bruckmann, le directeur des usines.
Au cours de la soirée, le baron annonce à ses invités le remplacement de son fils Herbert, un libéral hostile à Hitler, par Konstantin à la vice-présidence des aciéries et membre des SA qu’il justifie pour des raisons non pas idéologiques mais purement économiques.
Une première brèche avec les forces du mal qui va inaugurer une succession d’assassinats au sein du clan dont chaque décès sera fortement ritualisé par Ivo van Hove : la mise en bière donnant lieu au transport du corps dans un cercueil aligné coté cour où une caméra filme ses derniers instants, tandis que les cendres sont ensuite ramenées et versées dans une urne à l’avant scène du plateau sous un bruit strident, rappelant le départ d’une locomotive en partance pour les camps de la mort.
A l’abri de musiques « dégénérées » (Stravinsky) ou revendiquées par les nazis (Beethoven, Wagner), des images d’archives ou préfilmées et une captation en direct des comédiens jusqu’en coulisses, le tout renvoyant des images sur un immense écran situé au centre du plateau, la mise en scène d’Ivo van Hove se révèle brillante, passant du découpage filmique au plateau de théâtre aux prises avec un rendu dramaturgique qui mêle la grande et la petite Histoire, l’intime et l’universel.
Une danse de mort où les acteurs du Français sont tous remarquables […]
On suit l’évolution psychologique des différents personnages confrontés à un enchaînement d’événements de plus en plus oppressants et mortifères qui se relient à l’Histoire et à leur vie personnelle. Où un corps social qui cherche à conserver son pouvoir, ses privilèges est à l’œuvre au prix de la trahison de soi, de ses idéaux, de ses proches pour se perdre dans la violence politique et la perversion pour survivre.
Et dans cette lutte sans merci, Martin, le fils nihiliste et désœuvré reste seul après avoir éliminé tous ses adversaires, devenant un serviteur zélé du régime prêt à régner sur l’empire hérité.
Scène finale saisissante qui voit alors le jeune Martin se retourner vers le public et le mitrailler dans un silence de plomb renvoyant ici et maintenant au fanatisme religieux qui radicalise une jeunesse aux abois.
Une danse de mort où les acteurs du Français : Denis Podalydès (Konstantin), Guillaume Galienne (Friedrich), Elsa Lepoivre (Sophie), Eric Genovese (Von Aschenbach), Didier Sandre (Joachim) et Christophe Montenez (Martin), tous remarquables, sont un chœur intense et vibrant à cette histoire de haine familiale sur fond de rivalité sacrificielle qui emprunte sans ménagement à la tragédie antique.
Date : 4 juillet 2020 sur France 5 à 23h25
Metteur en scène : Ivo van Hove
Voilà bien longtemps que je n’avais vu quelque chose d’aussi fort… Remarquable en tous points : mise en scène, jeu époustouflant des acteurs. Merci pour cet accès télévisé, le bon théâtre y est si rare.