Moïse et Aaron : la vision iconoclaste de Romeo Castellucci
Opéra fondateur du XXe siècle, l’œuvre biblique – inachevée – d’Arnold Shoenberg, inventeur du dodécaphonisme, n’avait plus été représentée à l’Opéra de Paris depuis quarante ans. Elle ouvre la première création lyrique de la saison 2015-2016 sous le mandat de Stéphane Lissner, dont la résonance sur fond d’exode, de religion et de pouvoir nous interroge ici et maintenant, en s’emparant de la vision iconoclaste de Romeo Castellucci pour un geste puissant et total.
Dates : Du 20 octobre au 9 novembre 2015
Lieu : Opéra Bastille
Metteur en scène : Romeo Castellucci
Arnold Schoenberg s’était converti au protestantisme à l’âge de 23 ans, avant de renouer en 1933 avec la religion juive. Dans son opéra philosophique, il traduit ses réflexions personnelles, politiques, religieuses et métaphysiques en s’appuyant sur la Bible.
Moïse incarne la pensée divine mais les mots lui manquent pour la transmettre au peuple. Son frère Aaron, en bon prédicateur, sera son messager non sans avoir déformé à l’appui d’une parole manipulatrice, le message divin.
Vocalement, Moise prend la forme du « Sprechgesang », un parlé-chanté en alternance initié par le compositeur et confié à un baryton-basse tandis qu’Aaron s’exprime d’une voix de ténor.
Schoenberg s’inspire essentiellement de « L’Exode » et du « Livre des nombres », mais il les transforme pour se focaliser sur l’élection du peuple juif et l’opposition entre les deux frères qui confronte l’esprit et la matière, l’idée et son verbe.
La fin emblématique questionne la détresse de Moïse. Le prophète se lamente : « Oh verbe, verbe, toi qui me manques ! » où cet aveu d’impuissance traduit sa faiblesse tragique confrontée à l’expression théologique et dont la mise en scène de Castellucci prend à rebours la portée.
[…] la rencontre impossible avec la parole […]
Dans le premier acte, Moïse reçoit de Dieu, via le buisson ardent, la mission de libérer les Juifs de la tyrannie de Pharaon et de les guider spirituellement. Et cet appel de la divinité qui habite la pensée du prophète, Castellucci l’installe à l’abri d’images sidérantes, sensorielles, imaginaires, où le peuple baigné dans une blancheur cotonneuse se prépare à la recevoir.
De l’éloquence interdite de Moïse porteur de la doctrine profonde au vertige de mots d’Aaron qui sonnent faux, c’est la rencontre impossible avec la parole et dont l’antagonisme poursuit le dessein des deux protagonistes.
A l’acte II, Moïse a quitté son peuple pour recevoir les tables de la Loi. Livré à lui-même, celui-ci doute et se détourne de la parole divine.
L’immaculé est remplacé par une mélasse noire et épaisse qui souille les corps comme l’opprobre les âmes : dévastation, chaos, adoration du Veau d’or sont à l’œuvre et dans une esthétique sidérante dont Castellucci a le secret. Le peuple abandonné à lui même s’adonne à une fuite en avant.
L’opéra s’achève sur le double échec de Moïse et d’Araon, tous deux confrontés à l’acte manqué dans sa dimension théologique.
Prestation de haut vol pour les solistes Thomas Johannes Mayer (Moïse) et John Graham-Hall (Aaron) et les chœurs intenses avec à sa tête José Luis Basso. Le tout sous la direction musicale subtile et inspirée de Philippe Jordan qui s’imprègne à merveille de l’architecture duale du livret pour une saison lyrique dont la tonalité s’annonce ambitieuse