
« Oh les beaux jours » – élégie pour une femme qui parle encore dans la lumière
Il y a, dans ce « beaux jours » (Samuel Beckett) mise en scène par Alain Françon, quelque chose qui ressemble à une invocation. Comme si la scène n’était plus seulement un plateau, mais un cercle tracé pour appeler les forces lentes, les forces anciennes, celles qui murmurent sous la conscience et qui ne parlent qu’à ceux qui savent se tenir immobiles face à la lumière.
Alors Winnie apparaît. Dominique Valadié (magnifique) ne l’incarne pas : elle l’appelle, elle l’arrache au silence, elle la fait revenir de je ne sais quel rivage où le temps se dissout. Sa voix roule comme une vague discrète, obstinée.
On dirait qu’elle récite un poème écrit par la poussière, un poème qui ne finit jamais, un poème que le soleil continue d’écrire sur elle, ligne après ligne, comme une brûlure tendre.
Chaque mot qu’elle prononce semble convoquer quelque chose : une joie ancienne, un tremblement oublié, une petite parcelle d’humanité qui refuse de mourir.
C’est une liturgie du quotidien, une prière à hauteur de soi, une célébration des objets minuscules — brosse, lunettes, souvenirs — devenus talismans contre l’effacement.
Dans le soleil, la voix persiste
Et son sourire… Ô ce sourire. On croirait voir s’ouvrir une porte dans le sable. Une lumière en sort, fragile, presque irréelle, comme si elle s’était perdue dans son propre éclat. Quand Winnie sourit, le monde entier se chevauche : le désespoir danse avec la grâce, le dérisoire avec l’infini. C’est une apparition.
Willie, lui — Alexandre Ruby — ne marche pas : il glisse depuis l’ombre. Il s’approche comme un souvenir revenu trop tôt ou trop tard. Il est le contrepoint, la basse continue, la présence spectrale sans laquelle la voix de Winnie n’aurait pas ce grain d’éternité.
Chez lui, chaque geste semble porter la mémoire d’un millier d’autres gestes oubliés. Son silence est un cri fissuré.
Et au centre de cette conjuration, Françon. Sa mise en scène est un oracle. Elle avance comme une procession sans fanfare, presque religieuse dans sa simplicité lumineuse. Il ne montre pas : il révèle. Il ne découpe pas : il laisse advenir. Il installe un espace où la lumière devient une entité vivante, où le sable respire, où l’immobilité contient des mondes.
Alors la pièce se transforme. Ce n’est plus un spectacle ; c’est une incantation adressée au temps lui-même. Un rituel pour rappeler que tant que quelqu’un parle, tant que quelqu’un se souvient, tant que quelqu’un prononce un mot — même un mot minuscule, même un mot tremblé — alors rien n’est tout à fait perdu.
On quitte la salle lentement, comme après avoir traversé un rêve ancien. On a l’impression que quelque chose est advenu : un éclat de lumière, un souffle, une braise avant la fin.
Dates : du 13 novembre au 17 janvier 2025 – Lieu : Théâtre du Petit Saint-Martin (Paris)
Mise en scène : Alain Françon