
Rester debout : l’art discret de Sharon Eyal
Avec « Delay the Sadness », Sharon Eyal poursuit une exploration du corps en tension, mais elle y ajoute une dimension inattendue : une douceur lente, presque récalcitrante, qui fait basculer la pièce du côté d’une résilience en mouvement.
Sans jamais céder au spectaculaire, la chorégraphe propose un paysage de corps fragilisés, mais jamais disloqués, où la tristesse, le chagrin et le sursaut deviennent une matière chorégraphique à part entière.
La physicalité comme écriture première
On retrouve ici la grammaire propre à Eyal : mouvements syncopés, gestes minimes rendus lisibles par une extrême précision. La physicalité n’est plus l’ornement de la pièce, mais son moteur profond.
Les danseurs évoluent sous une tension nerveuse constante, qui se manifeste dans des contractions infimes du dos, dans la crispation d’un pied en demi-pointe, dans la brève suspension d’un bras avant qu’il ne se relâche.
Une écriture chorégraphique qui conjugue tension extrême et exactitude formelle. Les corps s’allongent, se tendent, se plient — demi-pointes, dos cambrés, genoux cédant — pour traduire dans le plus petit frémissement un état d’âme, un vide intérieur.
Où ces micro-événements corporels, totalement assumés, constituent le cœur de l’œuvre : la tristesse ne se déclare pas, elle se manifeste dans les corps, dans les tendons, dans l’énergie retenue. On assiste moins à une narration qu’à une étude anatomique de l’émotion.
Malgré le thème — le deuil, la perte, l’absence —, la pièce refuse le sombre uniforme. Il y circule une sorte d’optimisme discret, une volonté qui ne cherche pas à triompher mais à se maintenir. Le groupe joue ici un rôle déterminant : les danseurs, d’abord isolés dans leurs tensions respectives, finissent par trouver des terrains communs, des points d’appui, des respirations synchrones
Ce passage de l’individu au groupe est l’un des moments les plus marquants de la pièce : il suggère, sans la moindre emphase, que le corps peut se relever non par héroïsme, mais par contamination réparatrice.
La scénographie et la lumière s’effacent volontairement, pour laisser place à la matière vivante du mouvement. La musique originale de Josef Laimon, composée de textures électroniques et de réminiscences organiques, agit comme un tuteur émotionnel : elle soutient, structure, mais n’impose jamais de lecture affective. Cette économie de moyens renforce l’impact du geste, qui devient le lieu exclusif de la dramaturgie.
« Delay the Sadness » ne cherche ni la catharsis ni la consolation dramatique. Ce que propose Eyal est plus subtil : un temps suspendu où l’on observe, presque en direct, comment un corps traverse l’émotion pour retrouver une forme de verticalité. Le spectacle ne prétend pas guérir ; il désigne seulement — et c’est déjà beaucoup — la possibilité d’un après.
Dans un paysage chorégraphique parfois marqué par l’excès ou l’affect emphatique, Eyal impose une autre voie : une intensité tenue, rigoureuse, qui fait de la fragilité non pas un motif, mais un territoire d’invention.
Dates : du 27 novembre au 6 décembre 2025 – Lieu : La Villette (Paris)
Chorégraphie : Sharon Eyal