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« Tosca » selon Pierre Audi : quand des voix d’apparat transfigurent la croix du drame

"Tosca" selon Pierre Audi : quand les voix d’apparat transfigurent la croix du drame
© Elisa Haberer / OnP

« Tosca » selon Pierre Audi : quand des voix d’apparat transfigurent la croix du drame

Dès l’ouverture, l’Opéra Bastille s’emplit d’un souffle tendu : les premières notes de Puccini montent comme un glas, annonçant un drame où les destins sacrés et profanes vont s’entrelacer. Sous la baguette d’Oksana Lyniv, l’orchestre vibre avec une précision d’orfèvre qui ménage la grandiloquence de la partition, sans jamais en sacrifier le mystère.

La chef d’orchestre fait respirer Puccini, joue sur les tensions, sur l’intimité, sur l’éclat. Et le contraste est saisissant entre la puissance des masses orchestrales et la fragilité des personnages humains, perdus dans l’ombre de la croix.

Car oui, la croix : immense, impérieuse, omniprésente. C’est le motif visuel dominant de la mise en scène de Pierre Audi — non pas comme simple décor, mais comme figure métaphorique du poids de l’Église, du dogme, de l’autorité morale et politique.

Cette croix écrase les êtres, les modèle, les broie. Pierre Audi ne joue pas la provocation gratuite : il nous rappelle que dans « Tosca », la violence est d’abord spirituelle, la trahison est sacrée, et le pouvoir corrompu se vêt de sacré pour mieux asservir.

Des figures en quête d’absolu

« Tosca », incarnée ici par Saioa Hernández (ou tour à tour Elena Stikhina selon les représentations), est tout à la fois fervente d’amour et trempée dans la peur — sa foi la protège et la condamne. Hernández construit une « Tosca » nerveuse, tendue, qui semble toujours sur le point de basculer. Son timbre médium se charge souvent d’un lyrisme névrosé : on sent que son cœur lutte, qu’elle croit, qu’elle est prête à tout.

Grace à elle, Mario Cavaradossi, campé par Roberto Alagna selon la distribution, est un idéaliste mûr. Ce n’est pas l’amant juvénile, mais un homme dont les convictions sont déjà mûres, qui porte le poids de ses choix avec retenue. Son « E lucevan le stelle » devient un poème de crépuscule : il chante avec une poésie grave, presque résignée, comme un homme qui sait que l’amour n’échappera pas aux ombres du destin.

Scarpia, incarné par Alexey Markov (ou Ludovic Tézier), est le démon élégant de cet opéra. Loin du tyran caricatural, il est une figure ambiguë, séduisante et menaçante à la fois. Audi, par sa mise en scène, lui confère une noblesse inquiétante : son pouvoir n’est pas seulement physique, il est spirituel. Markov, avec droiture, donne à Scarpia cette noblesse sinistre, ce mélange de menace et de séduction qui rend son assassinat presque dérangeant, tant on perçoit sa dimension tragique.

Vocalement, la distribution est au diapason où les rôles titres bénéficient d’une homogénéité vocale parfaite : Tosca (Saioa Hernández), d’abord, impose une ligne ferme, lumineuse, dont la projection ample ne sacrifie jamais la couleur émotionnelle. Son timbre, à la fois charnel et nervuré d’ombres, sait passer du velours amoureux à la morsure du désespoir, avec un contrôle admirable des demi-teintes dans les prières comme dans les implorations.

Cavaradossi (Roberto Alagna), lui, possède cette puissance ardente, solaire, impressionnante, qui fait vibrer immédiatement le lyrisme puccinien : les aigus sont francs mais jamais criés, soutenus par un legato riche qui donne à chaque phrase une identité presque picturale — un trait de couleur posé avec soin.

Quant à Scarpia (Alexey Markov), la noblesse de l’émission et la précision du phrasé confèrent au personnage une autorité vocale aussi troublante que séduisante. La voix n’est pas que l’arme d’un tyran : elle devient un espace de pouvoir, un velours sombre où chaque nuance révèle une intention dramatique.

Ensemble, ces trois voix composent une architecture sonore cohérente, tendue, qui porte l’opéra comme un triptyque d’émotions puissantes et complémentaires.

Les décors de Christof Hetzer, minimalistes mais chargés de symboles, jouent un rôle essentiel. Les espaces sont vastes — mais froids, presque antiques —, comme des sanctuaires sans chaleur. Sous les lumières de Jean Kalman, un ballet d’ombres : clair-obscur, ombres portées, reflets sur la croix, tout se joue dans les silences visuels autant que dans les notes.

Pierre Audi ne cède pas à la démonstration : il compose des tableaux simples, lisibles, mais profondément signifiants. Sa dramaturgie, soutenue par Klaus Bertisch, ne force jamais e trait ; elle laisse respirer les gestes, les regards, les silences. Ce refus de l’artifice théâtral grossier renforce l’idée que ce qu’il y a d’effrayant dans « Tosca » n’est pas la surenchère, mais l’inéluctable.

Sous Lyniv, le chœur et l’orchestre de l’Opéra de Paris sont d’une densité vibrante : chaque entrée chorale, chaque crescendo, suggère l’écrasement du collectif sur l’individu. Cela dit, la puissance sonore ne noie jamais la voix : les chanteurs émergent avec clarté, portés, mais aussi mis au défi.

Le trio final — Tosca, Cavaradossi, Scarpia — cristallise la tragédie en un moment de purification terrible. La musique de Puccini, si lyrique et romantique, se fait implacable : elle embrasse l’illusion et la mort, la foi et la trahison.

Et la mise en scène d’Audi sublime ce vertige : dans le dernier acte, la croix plane encore, menaçante, tandis que Tosca fait le choix ultime. Son suicide n’est pas seulement un sacrifice, c’est un acte de défi, un cri. Mais Audi le représente comme une vision, presque une ascension : elle s’élève, mais on ne sait pas si elle va vers la lumière ou vers l’abîme.

Cette « Tosca » signée Pierre Audi, disparu en mai dernier dont les représentations sont dédiées à sa mémoire, est une œuvre de haute inspiration : raffinée, pensée, gravée dans l’ombre d’une croix monumentale qui en dit long sur la collusion entre le sacré et le politique.

Ce n’est pas une version démoniaque ou révolutionnaire, mais une vision subtile, presque méditative — et c’est précisément dans cette retenue que réside sa force : Audi ne nous livre pas une fresque en quête de spectaculaire, mais un regard, un sermon dramatique, une vision juste et émouvante.

 Dates : du 23 novembre au 27 décembre 2025 – Lieu : Opéra Bastille (Paris)
Mise en scène : Pierre Audi

NOS NOTES ...
Originalité
Scénographie
Mise en scène
Plateau vocal
Si le droit mène à tout à condition d'en sortir, la quête du graal pour ce juriste de formation - membre de l'association professionnelle de la critique de théâtre de musique et de danse - passe naturellement par le théâtre mais pas que où d'un regard éclectique, le rédac chef rend compte de l'actualité culturelle.
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