Trahisons singulières sous le regard de Michel Fau
Harold Pinter (1930 – 2008), prix Nobel de littérature en 2005, participe au renouveau théâtral britannique dans les années 1950. Le malaise et la cruauté qui se dégagent de ses premières œuvres, qualifiées de « théâtre de la menace« , évoluent vers l’exploration de l’intimité puis, à partir des années 1980, vers le politique.
Outre les relations de couple qui sont au cœur de ses pièces écrites pendant sa période intermédiaire – La Collection (1961), L’Amant (1962), C’était hier (1970) et Trahisons (créé en 1978 et adapté au cinéma en 1982) –, la mémoire est un de ses thèmes récurrents.
Trahisons reprend l’équation du théâtre bourgeois – le mari, la femme, l’amant –, mais la déconstruit grâce à son artifice narratif pour révéler l’essence, la profondeur et les méandres de ce lien. L’intrigue fait intervenir Emma et Jerry, amants pendant sept ans, qui se retrouvent deux ans après leur séparation. Puis Robert, mari de l’une et meilleur ami de l’autre.
La pièce commence à la fin des années 70 et remonte neuf ans en arrière, par le biais de 9 scènes qui sont autant d’instantanés reconsidérés à l’aune de leurs trahisons, plus complexes que prévu. On apprend que ce qui torture Jerry, l’ancien amant, ce n’est pas tant la nostalgie d’un amour perdu, mais d’apprendre que Robert, avait connaissance de sa liaison qu’il s’était pourtant employé à lui cacher.
L’inversion de la narration dévoile à dessein la finitude, la faiblesse, la fragilité originelle de l’alliance amoureuse ou amicale. Harold Pinter tissant à l’envi les énigmatiques liens amoureux et amicaux du trio où chacun a construit sa propre vérité et donc son mensonge vis à vis de lui même et de l’autre. Car ce sont les faux-semblants d’un milieu bourgeois, les secrets de l’âme humaine, les enjeux et les contradictions des sentiments, les passions et les désirs contrariés qui sont tour à tour convoqués par le dramaturge anglais.
L’ambivalence des sentiments
Où la figure du traître et du trompé ne cessent de circuler dans ce trio, comme ils circulent aussi dans toute relation. Il n’y a pas de coupable identifié, mais trois victimes qui font chacune à leur manière perdurer et se régénérer la trahison. Dans cette fuite en avant, il n’y a ni manœuvre ni manigance, uniquement des envies avortées, des craintes, de fugaces lâchetés pour s’épargner soi-même, ou ne pas faire souffrir l’autre, le tout aboutissant sournoisement au désastre.
Pinter développe une sorte de géométrie variable appliquée aux relations humaines et amoureuses. Cette vision ambivalente de l’intime et de l’amour, ni proprement optimiste ni pessimiste, montre ce qui lie et délie les êtres. Tout l’art de Pinter est de capter la dimension troublante, le tremblé qui est au cœur de la relation amoureuse ou amicale.
Michel Fau n’a pas son pareil pour s’emparer avec singularité et exigence de ce théâtre de l’ellipse à l’écriture précise et fragmentaire, mâtinée de dérision, où la comédie sociale et son leurre sont à l’œuvre.
Dans un décor psychotique et seventies à souhait, la mise en scène se joue à merveille de l’intranquillité qui rode et dont la scène inaugurale très réussie, donne le ton. Fil rouge de ce qui est advenu : séparations, rencontres, aveux, mensonges, secrets, trahisons, tout va prendre ici une autre dimension.
Michel Fau excelle en mari désabusé et ambigu tandis que Claude Perron se montre royale en femme et amante au flegme mystérieux, aussi excentrique qu’imperturbable. Quant à Roschdy Zem, il incarne avec élégance, cet homme prisonnier de ses certitudes et égoïstement désireux de sauver les apparences.
Dates : du 24 janvier au 28 mars 2020 – Lieu : Théâtre de la Madeleine (Paris)
Metteur en scène : Michel Fau