« Tristesses » la puissante métaphore à la vie, à la mort, d’Anne-Cécile Vandalem
Ce qui frappe dans le théâtre d’Anne-Cécile Vandalem, c’est l’émergence d’un univers très singulier que l’on pourrait qualifier d’inquiétant et d’étrange. Assorti d’un ton particulier, qui n’est pas de comédie mais pourtant souvent drôle, où la tragédie se dispute à un hyper-réalisme, des moments surréalistes ou complètement oniriques.
Le tout porté par un jeu de va et vient constant, parfaitement maîtrisé entre les espaces ouverts, publics et théâtraux et les espaces fermés et privés dans lesquels nous entrons par le bais de caméras qui filment en direct ce qui s’y passe et nous plonge dans des niveaux de réalité différents.
Un spectacle total, où huit acteurs, deux musiciens et une chanteuse naviguent entre la fiction et la réalité, le théâtre et le cinéma, les vivants et les morts.
D’emblée le dispositif scénique donne le ton. Une lumière crépusculaire, une batterie, quelques maisons en bois qui circonscrivent un extérieur : une île nordique, une place publique, un espace politique et un intérieur, celui des habitations avec ses lourds secrets et sa violence ordinaire, intime, auquel on accède sur un écran vidéo.
Un conte maléfique et onirique
Nous sommes sur « Tristesses », une île donc au large du Danemark dépeuplée à la suite de la fermeture de l’abattoir, principal employeur. De la centaine d’habitants qui y vivaient, n’en restent que huit, dont le maire, son épouse et leurs deux filles, le pasteur et sa femme, et Ida et Käre Heiger, l’ancien directeur des abattoirs et fondateur du parti nationalise « Réveil populaire ».
Tout bascule quand Ida est retrouvée morte, un matin, pendue au mât du drapeau national !
La fiction va alors se déployer autour de personnages mis à mal entre ressentiments, corruption, manipulation, intimidation, secrets révélés et le retour de Martha, la fille du couple interprétée par Anne Cécile Vandalem.
Martha a pris la succession de son père à la tête du parti nationaliste. Si elle revient sur l’île de son enfance, c’est pour enterrer sa mère mais aussi pour régler des problèmes liés à la faillite des abattoirs de son père. Ce dernier, des années auparavant, détournait les fonds de son entreprise – jadis poumon économique de la région – pour financer le parti dont elle a hérité.
Elle a en effet décidé de réhabiliter les abattoirs en studio de cinéma pour que le Parti puisse en faire un outil de propagande. Pour ce faire, il lui faut l’accord de tous les habitants qui tous plus ou moins liés à une ancienne affaire compromettante, vont se retrouver acculer.
Dans le microcosme de Tristesses où chacun des protagonistes est aux prises avec la frustration, la haine de l’autre, la culpabilité, les vexations refoulées, on assiste à l’ascension d’un populisme qui manipule l’impuissance des gouvernants, pour mieux imposer son discours.
L’art et la manière d’Anne-Cécile Vandalem
Miroir des tristesses de notre époque, la dramaturge belge dissèque sans relâche les rapports de force, de soumission et de destruction établis entre les personnages sans toutefois ne jamais perdre la poésie du surnaturel qui jaillit de la fable authentiquement théâtrale, évitant ainsi tout didactisme.
Tel un conte maléfique et organique qui interroge d’abord la relation du pouvoir aux passions tristes. A partir de ce sujet central, le spectacle lui-même, en revanche, ne cultive pas la mélancolie. L’humour noir se développe au cœur du tragique où les personnages impuissants et sacrifiés par intérêt d’un pouvoir démoniaque, se retrouvent dans des postures ubuesques et cruelles.
En liant de manière inextricable la tristesse au pouvoir asservissant, en passant par la comédie sociale et intime, la dramaturge embrasse la condition humaine, à la vie et à la mort.
D’où ces spectres qui assurent la partie musicale. Car si les vivants sont impuissants, les morts deviennent impériaux, notamment dans leur enchantement de la mort et de sa force enfin pacifique.
Emmenés par des comédiens tous remarquables, l’art et la manière d’Anne-Cécile Vandalem subjuguent. Bravo !
Dates : du 5 au 27 mai 2018 l Lieu : Odéon – Théâtre de l’Europe (Paris)
Écriture et Mise en scène : Anne-Cécile Vandalem