Vladimir Jankélévitch La vie est une géniale improvisation, hommage éblouissant à un libre penseur
1h20 durant, Bruno Abraham-Kremer lit la correspondance épistolaire de Vladimir Jankélévitch avec son ami philosophe Louis Beauduc. Irrémdialement séparés physiquement, ils échangent tout sur tout dans une vivifiante sincérité. De leur rentrée à 20 ans sur les bancs de Normale Sup’ en 1923 à l’orée des années 80, ces deux penseurs livrent leurs réflexions sur la vie, leurs carrières, l’histoire qui se déroule et leurs espoirs. Un moment de théâtre truculent et pénétrant!
Vladimir Jankélévitch est avec Jean-Paul Sartre, Simone de Beauvoir, Henri Bergson et Raymond Aron un des philosophes français phares du XXe siècle. Ses ouvrages Le traité des vertus, Le-je-ne-sais-quoi et le presque-rien, Le paradoxe de la morale et La mort sont encore lus et étudiés dans toutes les facs. Une pensée si pénétrante méritée bien une mise en scène au Lucernaire.
Une lecture passionnante
Bruno Abraham-Kremer inaugure la pièce avec une anecdote truculente sur ses liens étroits avec la pensée du philosophe français d’origine russe. Puis l’exposé de la correspondance peut débuter pour 1h20 d’anecdotes qui livrent la substantifique moelle de la pensée du philosophe. Le conteur inspiré fait vivre les écrits, se mettant à la place des deux rédacteurs dans des pantomimes habitées. Le gout aigu pour la musique de Jankélévitch, la préparation de ses ouvrages, ses aspirations à la vie maritale, près de 60 ans d’une riche existence sont exposés avec force anecdotes. Le conteur arpente la scène habillée de deux bureaux et équipée d’un équipement hi-fi. Quelques uns des airs classiques préférés du philosophe retentissent régulièrement.
Un philosophe d’une cruciale actualité
Quand la voix de Vladimir Jankélévitch se fait entendre, son ton enflammé cloue au siège.
Quand la voix de Vladimir Jankélévitch se fait entendre, son ton enflammé cloue au siège. Ce personnage vivait sa pensée, la ressentait épidermiquement, de tout son être. Entendre cette correspondance intime, non destinée à être publiée, révèle l’humain et son implication totale dans la philosophie morale. Quelques phrases hanteront longtemps les spectateurs. Le diable n’est fort que de notre faiblesse : qu’il soit faible de notre force! Ou Place aux ordinateurs et au dieu Business. Dès 1975, le penseur sentait l’évolution de notre société occidentale dans un capitalisme technologique effréné. Qui a pu si bien prédire l’avenir par la force de sa seule intuition?
L’occupation, une période charnière
Les lettres échelonnées entre 1940 et 1945 montrent l’angoisse d’un homme dépassé par la folie des hommes. Combattant en 1940, angoissé par son statut de juif, caché dans la zone libre, il reniera la philosophe allemande pour toujours, jusqu’à cette lettre adressée par un allemand en 1981. Le penseur jusque-boutiste a longuement disserté sur le pardon et son impossibilité dans le contexte de la shoah. Les dernières minutes révèlent la grande sagesse d’un homme hanté par les souvenirs de la barbarie. Pour une émotion à couper le souffle.
La pièce se conclut par une légitime et méritée salve d’applaudissements. Nul besoin d’être féru de philosophie pour apprécier ce moment de théâtre entier et habité. La salle était comble, n’hésitez pas à réserver votre place pour admirer les talents de conteur du comédien hors pair et la philosophie si cruellement actuelle de cet esprit libre.
Dates : du 19 octobre au 11 décembre 2016
Lieu : Lucernaire (Paris)
Metteur en scène : Bruno Abraham-Kremer et Corine Juresco
Avec : Bruno Abraham-Juresco