Le monde intranquille de Joël Pommerat dans « La Réunification des deux Corées »
Depuis plus de vingt ans, Joël Pommerat qui se revendique « écrivain de plateau », écrit et met en scène. Reconnaissables dès les premières secondes pour l’univers poétique dont elles sont tissées, mêlant intimement le clair-obscur de l’imaginaire (l’inconscient) à la réalité mais aussi les rapports entre individus, les histoires scéniques de Pommerat s’apparentent à des comtes moraux et immoraux. Où comment le bien et le mal se masquent, se mélangent l’un derrière l’autre, l’un avec l’autre.
Et à partir d’un sujet qui semble tout à fait réaliste donc concret, le dramaturge nous entraîne de par son écriture dans une autre réalité, celle de personnages enfermés en eux-mêmes qui rêvent et parlent seuls à travers de longs discours émouvants ou encore entre eux, déterminés par le rôle familial/social dans lequel ils sont prisonniers.
L’utilisation du micro comme vecteur de la voix contribue aussi à créer un climat à part entière. Le théâtre de Pommerat est donc un monde à part qui chemine entre l’ici et l’ailleurs. Un monde d’ambiguïté, de trouble, de profonde humanité où par-delà le visible et son implacable vérité, l’inconscient de nos « je » et les interdits collectifs sont également convoqués.
Un monde sans fard aussi lorsqu’il s’attaque au conte en revisitant de sa magie noire Pinocchio, Le Petit Chaperon rouge ou encore Cendrillon. Un monde désabusé, d’illusions perdues traduisant parfaitement les angoisses de notre époque lorsqu’il narre le capitalisme dans Les Marchands ou La grande et fabuleuse histoire du commerce. Chacune de ses œuvres est d’une inventivité plastique et théâtrale rares où Pommerat s’affirme comme l’un des auteurs-metteurs en scène majeurs et singuliers.
« La Réunification des deux Corées » a été créée en 2013 à l’Odéon-Théâtre de l’Europe. La pièce revient pour une « recréation », notamment en passant d’un dispositif bi-frontal (2 gradins se faisant face) à un rapport frontal avec le public, faisant naître un nouveau rapport à l’espace, à l’écriture narrative, visuelle et sonore.
Une écriture ciselée qui aborde en vingt instantanés la difficulté d’aimer et d’être aimé, tout en explorant les gouffres de nos sentiments imparfaits, porteurs de malentendus, de mensonges, de lâcheté, de trahison, ou encore d’incompréhension.
En une suite de scène courtes, des hommes et des femmes se croisent, s’aiment ou se heurtent, se confrontant à une situation souvent ambiguë, cruelle, surréaliste, ou douloureuse, tout en rêvant d’une (im)possible réunification…
Au bord du gouffre
Des instants ouverts sur l’irrationnel et l’incohérence du désir. Sur la brutalité des rêves et la brûlure des désillusions. Sur les fantômes qui hantent nos jardins secrets, aux lisières de la folie ordinaire.
C’est à cette ligne de rupture de la relation, du désir et de ses déchirements, qu’ils soient amicaux, amoureux ou familiaux, que nous confronte ce spectacle, et nous tend un miroir universel à nos (res)sentiments.
Passant de la comédie à la tragédie, de l’ombre à la lumière, avec des scènes empruntées au réel et à l’imaginaire, c’est l’histoire de gens (extra)ordinaires, à la croisée de leurs chemins personnels et intimes, surgissant de l’obscurité, et à ce là moment, fatidique, où tout bascule vers l’inconnu et une étrangeté existentielle.
La scénographie fait surgir du noir le plus profond, sous une lumière sculpturale assortie d’une sonorisation suggestive ou pop, les personnages et les situations. Elle les charge d’une dimension crépusculaire, mystérieuse, sensorielle, et concrète qui imprime une intensité et un naturalisme au climat instauré, où chaque tableau explore une situation dans laquelle une relation est mise à l’épreuve.
Sur la plateau, les séquences s’enchaînent sans répit comme dans un film entre un clair obscur inquiétant et une sophistication éblouissante. Elles démontrent une maîtrise scénique et artistique très aboutie qui entremêle l’histoire intime et collective, sondant au plus profond la nature humaine et ses fêlures. Séquence nostalgique où un crooner androgyne, sorti de nulle part, apparait, et nous rappelle l’illusion du théâtre et sa distanciation impérieuse.
Cette appropriation de l’aire de jeu par Pommerat dans une vérité propre, multiforme et surréaliste constitue, dans le ressenti qu’elle fait naître et l’évocation qu’elle suscite, une expérience unique pour le spectateur.
Pierre angulaire de cette mise en abîme, les comédiens : Saadia Bentaïeb, Agnès Berthon, Yannick Choirat, Philippe Frécon, Ruth Olaizola, Marie Piemontese, Anne Rotger, David Sighicelli, Maxime Tshibangu qui sont, là, tous unis dans un jeu singulier, juste et précis. Du grand art. Bravo !
Dates : du 24 avril au 14 juillet 2024 – Lieu : Théâtre de la Porte Saint-Martin (Paris)
Auteur metteur en scène : Joël Pommerat