Le « Tartuffe » crépusculaire d’Ivo van Hove avec la Comédie-Française au Théâtre de l’Orient
La version de ce Tartuffe ici présentée en trois actes au lieu de cinq, mise en scène par Ivo van Hove, jouée pour la première fois par la troupe de la Comédie-Française, est celle de la pièce originelle écrite par Molière, avant son interdiction par Louis XIV qui la jugeait beaucoup trop satirique à l’égard des dévots et de la religion, et telle que reconstituée par l’historien du théâtre et des formes littéraires Georges Forestier.
Plus ramassée, plus vénéneuse, plus radicale et plus percutante, cette version fait donc l’économie de l’acte 2 et des scènes entre les amoureux Valère et Marianne, et de l’acte V qui constituait l’épilogue moralisateur en forme de coup de théâtre, rajouté par Molière pour obtenir du pouvoir royal l’autorisation de jouer la pièce.
Comédie noire
Ainsi la relation entre Tartuffe (Christophe Montenez) et Elmire (Marina Hands) devient le centre de l’intrigue avec son empreinte subversive à souhait, qui opère comme une bombe à retardement et prête à exploser au sein d’une famille désunie ou chacun vit de son coté.
Comédie noire donc par excellence qui se déploie sous le regard acéré d’Ivo van Hove où l’esthétique glacée comme le rythme imposé et séquencé des actions, ainsi qu’un univers ultra contemporain, sur une musique tout en rupture d’Alexandre Desplat, l’inscrivent au cœur du chaos social et familial qui se joue.
Tartuffe est donc cette figure crépusculaire introduite au sein d’une famille en perdition où l’intrus se révèle l’élément révélateur et perturbateur du malaise qui y règne.
Dès lors, nous assistons à la fissure de ce socle qui voit le patriarche, Orgon, s’en remettre à un homme providentiel jusqu’à en perdre tout discernement où chacun des membres devient alors la cible collatérale se trouvant pris dans la tourmente de ses propres obsessions/frustrations : la raison, la passion, le péché, le désir, et s’acheminer vers une métamorphose.
Portée par des acteurs aussi inventifs que captifs jusque dans leurs corps pleinement investis au jeu chorégraphique, elle cristallise les ressorts intimes qui facilitent et permettent l’imposture. Car dans la lecture opérée par Ivo van Hove Elmire ne fait pas que subir les avances de Tartuffe, elle en tombe aussi amoureuse.
Une troupe au firmament
De cette œuvre foisonnante, monument d’intelligence, dans la sagacité et la finesse de l’analyse des comportements humains, Ivo van Hove se focalise sur le processus et les enjeux de la manipulation qui va conduire à une renaissance des protagonistes, dont il explore à travers les non-dits et l’état de frustration, les raisons du clash expiatoire. La lecture d’Ivo van Hove donne lieu à des scènes saisissantes et brûlantes où chacun se débat face au trouble du prédateur qui se révèle aussi noir que salvateur.
Elle consacre aussi la vision progressiste et libertine du monde portée par Cléante (Loïc Corbery) au détriment de celle conservatrice et mortifère d’Orgon et de sa mère.
Toute la distribution est au diapason. Christophe Montenez s’empare avec une aisance diabolique et proprement fascinante de son personnage ambigu tandis que Marina Hands se montre intense et vibrante en femme à la fois forte et déstabilisée. Quant à Orgon (Denis Podalydès), il est cet homme désarmé et dépassé. Loïc Corbery, charismatique, apporte une vraie dimension au personnage de Cléante sans oublier Dominique Blanc (Dorine) parfaite et drôle, alors que Claude Mathieu (Mme Pernelle, mère d’Orgon) et Julien Frison (fils d’Orgon) ne sont pas en reste dans cette lutte acharnée pour se sauver. Bravo !
Dates : 25 et 26 novembre 2023 – Lieu : Théâtre de l’Orient
Metteur en scène : Ivo van Hove