Lorsque les spectateurs investissent le Théâtre Noir du Lucernaire, la scène est en désordre, comme après un naufrage. C’est justement le sujet de la comédie de Marivaux écrite en 1725. 4 personnages ont survécu à un naufrage et se retrouvent sur l’Île des Esclaves. Au large d’Athènes, les maitres deviennent serviteurs et les serviteurs deviennent maitres. La réflexion philosophico-sociale est portée par 5 comédiens pleins d’énergie pour un beau moment de questionnement sur les fondements de la loi qui fonde notre société.
De l’énergie à revendre
Iphicrate (Lucas Lecointe) est le maitre d’Arlequin (Barthélémy Guillemard), Euphrosine (Marie Lonjaret) est la maitresse de Cléanthis (Lyse Moiroud). Au début de la pièce, certains sont faits pour être servis et d’autres pour servir, les vêtements et les attitudes ne trompent pas, Iphicrate et Euphrosine sont hautains et sûrs de leur bon droit, Arlequin et Cléanthis supportent les vexations sans broncher. Sur la base du droit du sang et de l’ordre immuable des choses, personne ne pense même à remettre en question la hiérarchie sociale. La fable de Marivaux tente l’inconcevable, et s’il fallait au contraire questionner les fondements de l’ordre social et interroger sa légitimité? Les 4 naufragés rencontrent Trivelin (Laurent Cazanave), chef des insulaires, gouverneur de l’île et garant de la loi du lieu. Maitres et serviteurs ont l’obligation d’échanger leurs rôles pendant 3 ans en espérant que les maitres nouveaux et anciens perdent leur orgueil, échangeant par là même leurs prénoms et leurs vêtements. Tout le monde se soumet à la loi et les nouveaux maitres songent d’abord surtout à prendre leur revanche. Mais pour quitter l’île, il faut faire amende honorable. Tout le ressort comique de la pièce tient dans ce respect total de la loi, les maitres chevauchent les serviteurs, c’est ainsi qu’il faut faire. Mais par l’obligation de quitter son orgueil pour revenir à Athènes, chacun doit sortir de sa zone de confort pour se rapprocher de son semblable. La mise en scène de Stephen Szekely multiplie les draps froissés et les voiles abimées jonchant la scène. Fond et forme se rejoignent pour un flou aussi bien formel que philosophique. Et comme le gouverneur de l’île Trivelin ressemble à un personnage de la commedia dell’arte avec ses grands airs et sa guitare en bandoulière, il ressemble à un metteur en scène à l’intérieur de la pièce.
Tours de chant et de danse débutent et concluent une pièce qui interroge sur l’histoire et le présent. Quand la pièce est parue en 1725, le royaume de France était une grande puissance esclavagiste dans ses colonies antillaises et la traite négrière était en pleine progression., alors que l’ancien régime dans l’hexagone était fondé sur des différenciations sociales impossibles à remettre en cause. La pièce ressemble à un vrai courant d’air frais, presque déjà pré-révolutionnaire, 64 ans avant les évènements de 1789. Comédiens et metteur en scène parviennent à conquérir le public pour une salve d’applaudissement finale méritée. La pièce est à découvrir jusqu’au 2 juin pour encore 25 représentations tout en vigueur réjouissante.
Synopsis:
UN JEU DE MIROIRS RÉJOUISSANT
Survivants d’un naufrage, deux couples, maîtres et serviteurs, échouent sur L’île des Esclaves. Ici la loi impose aux maîtres de devenir esclaves et aux esclaves de devenir maîtres dans le but de rééduquer ces derniers. Trivelin, gouverneur de l’île, explique le processus de rééducation aux naufragés. Les valets auront trois ans pour transformer leurs patrons et faire de ces orgueilleux injustes et brutaux des êtres humains raisonnables et généreux. Cette courte comédie philosophique, sublimée par la langue de Marivaux, nous parle de justice, d’égalité et de respect.
Une utopie humaniste qui ouvre les cœurs et la raison.
Détails:
3 avril au 2 juin 2024 au Théâtre Noir
Mardi < samedi 20h | Dimanche 17h