Le Théâtre des Champs-Elysées ose tout, quitte à provoquer la controverse. Habituellement très conventionnel avec 3 performances en parallèle, chacun dans leur coin avec choeur, orchestre et interprètes principaux, La Passion selon Saint Jean a vécu une vraie révolution rappelant le scandale provoqué le 29 mai 1913 avec la première représentation du Sacre du Printemps. Une frange significative du public s’est indignée des choix de la chorégraphe berlinoise Sasha Waltz avec des huées et une jolie bronca, de quoi conforter au contraire l’immense majorité de l’audience sur la justesse de la proposition scénique. L’oeuvre de Bach est superbement revisitée, augmentée, actualisée.
Un spectacle superbement clivant
Composée et jouée en 1724, La Passion selon Saint Jean relate et commente la Passion du Christ d’après l’évangile de Jean. Arrestation jugement, crucifixion, le livret et la musique accompagnent le calvaire d’un homme qui s’est soulevé contre le pouvoir de l’envahisseur romain et de ses partisans. L’oeuvre est une alternance de récitatifs et de chœurs relatant la Passion, dans laquelle viennent s’insérer des arioso(s), des aria(s) et des chorals venant apporter des commentaires ou des réflexions théologiques aux événements. Musicalement, la performance fut acclamée avec force le soir du 4 novembre. La direction de Leonardo García-Alarcón, la performance des sopranos, barytons, ténors et contre-ténors, l’ensemble Cappella Mediterranea, le Chœur de chambre de Namur, le Chœur de l’Opéra de Dijon, difficile d’imaginer performance plus respectueuse de Bach. Le public attendait un drame musical vibrant, il ne fut pas déçu. La controverse se situe plutôt du côté de la performance de la Compagnie Sasha Waltz & Guests. Faire accompagner une oeuvre purement musicale par un spectacle de danse peut faire réagir, voire jaser, surtout quand le choix de présenter des danseurs nus et d’intercaler un passage sonore électroacoustique de Diego Noguera ne peut laisser personne indifférent, bien au contraire. Nombreux sont ceux qui y ont vu une proposition détonnante, dans la lignée de Stravinsky en 1913, certains ne l’ont pas supporté. Et pourtant, les plus de 2h15 de spectacle ont vu se multiplier les morceaux de bravoure. Interprètes parcourant la salle au milieu des spectateurs, jeux de lumière figurant les souffrances et l’agonie du Christ, et surtout spectacle de danse innovant. Là où les performances artistiques pour d’autres spectacles musicaux comme pour Wagner et son Ring sont souvent unanimement acclamés, c’est moins bien passé pour Bach et sa Passion. Recroquevillée dans la tradition séculaire, une frange du public a manifesté sa désapprobation devant une proposition véritablement clivante voire révolutionnaire (à son niveau).
Un spectacle qui casse les habitudes
Tout semble avoir été fait pour désarçonner le public et le sortir de sa zone de confort. L’orchestre habituellement caché des regards n’est pas dans sa fosse mais de part et d’autre de l’avant-scène en position resserrée. Le chef d’orchestre n’est pas planté dos au public mais est positionné au coeur de sa formation. Les chanteurs et les danseurs traversent toutes les parties de la salle en toute liberté, sans aucune entrave à leurs mouvements. Le mot d’ordre semble justement la liberté, personne n’est contraint, même les violonistes participent à la chorégraphie avec des mouvements fluides et libérés au milieu des danseurs. Ils jouent, dansent, se meuvent, pas de barrière ni d’entrave. Les différents corps artistiques font corps dans une même unité fluide et harmonieuse pour proposer une revisite vibrante de la Passion selon Saint Jean. Le spectacle ne fait plus vibrer uniquement les oreilles mais attise l’oeil et le coeur, propageant des ondes d’allégresse au coeur de la salle centenaire du vénérable Théâtre des Champs Elysées. Le public n’est plus appelé à être simplement un observateur attentif mais fatalement inactif, ses sens sont en éveil et l’expérience devient interactive, comme si les huées avaient été sciemment provoquées pour augmenter encore un peu plus le moment de spectacle.
Rarement oeuvre classique n’a paru autant d’actualité à l’heure où une jeune étudiante iranienne s’est soulevée contre le régime des Mollahs en se dévêtant, au risque de l’emprisonnement, de la torture et de la mort. La crucifixion du Christ n’est-elle également un appel à la désobéissance civile devant l’inanité d’un pouvoir archaïque et liberticide? De là à penser que Sasha Waltz a vu juste et a fait preuve d’une belle clairvoyance, il n’y a qu’un pas. Une autre représentation de la Passion selon Saint Jean a lieu le mardi 5 novembre, il ne faut pas la manquer pour s’en rendre compte…
Détails:
Pour les 300 ans de la création de l’œuvre, la chorégraphe Sasha Waltz, habituée à l’univers lyrique, en propose sa version en complicité avec Leonardo García-Alarcón à la tête de son Ensemble Cappella Mediterranea et le double chœur de Namur et de l’Opéra de Dijon, où la pièce voit le jour fin mars 2024. Connue pour ses choix esthétiques radicaux et innovants aux gestes puissants, Sasha Waltz se saisit de cette page hors normes où la ferveur la plus inspirée s’accorde avec théâtralité, afin de raconter les souffrances ultimes du Fils de l’Homme. Michel Franck avait fait le choix d’inaugurer son premier mandat en 2010 avec Passion de Pascal Dusapin, et en avait confié la réalisation scénique à la chorégraphe berlinoise Sasha Waltz. Cela donnait le ton des chemins de traverse qu’il souhaitait emprunter en matière de répertoire et de compagnonnage artistique. C’est aussi à elle qu’il confia de célébrer le centenaire du Sacre du printemps en 2013, invitation à laquelle elle répondit avec brio. La retrouver en ouverture de sa dernière saison résonne en parfait écho au chemin qu’il a choisi de tracer depuis 2010.
Production Opéra de Dijon
Coproduction Compagnie Sasha Waltz & Guests | Théâtre des Champs-Elysées
Décors réalisés par les ateliers de l’Opéra de Dijon et la compagnie Sasha Waltz & Guests
Costumes réalisés par les ateliers de l’Opéra de Dijon et de Manja Beneke
Distribution:
Leonardo García-Alarcón | direction
Sasha Waltz | mise en scène, chorégraphie
Bernd Skodzig | costumes
Heike Schuppelius | décors
David Finn | lumières
Diego Noguera | intervention sonore électroacoustique
Sophie Junker | soprano
Georg Nigl | baryton (Pilate)
Christian Immler | baryton-basse (Jésus)
Benno Schachtner | contre-ténor
Valerio Contaldo | ténor (L’Evangéliste)
Mark Milhofer | ténor
Estelle Lefort* | soprano (Ancilla)
Camille Hubert* | soprano
Logan Lopez Gonzalez* | contre-ténor
Augustin Laudet* | ténor (Servus)
Rafael Galaz Ramirez* | basse (Pierre)
* artiste lyrique du Chœur de chambre de Namur
Rosa Dicuonzo, Yuya Fujinami, Tian Gao, Eva Georgitsopoulou, Hwanhee Hwang, Annapaola Leso, Jaan Männima, Margaux Marielle-Tréhoüart, Virgis Puodziunas, Orlando Rodriguez, Joel Suárez Gómez | danseurs
Compagnie Sasha Waltz & Guests
Ensemble Cappella Mediterranea
Chœur de chambre de Namur, Chœur de l’Opéra de Dijon | direction Anass Ismat
Je ne suis pas d’accord avec votre critique. Le spectacle faisait obstacle à cette œuvre magistrale plutôt que de la mettre en valeur. Les chanteurs et musiciens étaient remarquables.