« Portrait de l’artiste après sa mort » : vertige de la mémoire sous la dictature argentine
Sur scène un acteur (Marcial Di Fonzo Bo) qui, dans un précipité aussi sensible que subtil, évoque un épisode de sa vie, à propos d’un appartement situé à Buenos Aires dont il aurait hérité, mais faisant l’objet d’une procédure judiciaire à la suite d’une possible confiscation intervenue pendant la dictature militaire. Le comédien a lui-même connu et vécu la dictature argentine avant de s’installer en France.
Une lettre reçue à son adresse est le point de départ de cette histoire. Elle émane du Ministère de la Justice et des Droits de l’Homme de Buenos Aires. Une faute dans l’écriture du prénom du comédien sur l’enveloppe propage le doute. S’agit-il de lui ou d’un autre ? Marzial peut-il être Marcial ? Le ton est d’entrée de jeu donné !
Pour en savoir un peu plus sur cette affaire qui ravive un passé politique traumatisant, Marcial Di Fonzo Bo et l’auteur metteur en scène Davide Carnevali s’envolent pour l’Argentine, où ils découvrent que ce mystérieux appartement appartenait à un compositeur argentin d’origine italienne. Un certain Luca Misiti, présumé dissident politique, qui travaillait en 1978 – année de sa disparition – sur les partitions inachevées d’un compositeur juif, lui-même disparu quarante ans plus tôt.
Un vrai faux documentaire
Dans une mise en abîme vertigineuse, l’appartement et ses pièces de vie qui sont reconstituées sur le plateau (dans une scénographe de Charlotte Pistorius), servent de point d’encrage et de fil rouge au récit, qui passe alors de l’investigation biographique à la recherche historique, de la réalité à la fiction, de la mémoire à des moments de dérision.
Où l’artifice théâtral ainsi créé et savamment entretenu, sème le trouble tout en permettant au public de s’ouvrir à son propre point de vue, en opposition à un système autoritaire qui impose quant à lui une idéologie et un discours martial.
Un procédé narratif de mise en scène et un effet miroir très astucieux qui fonctionnent à merveille, propices à un vertige quasi-borgésien, qui voit alors le narrateur naviguer habillement entre le vrai et le faux, mais toujours hanté par la figure du desaparecido, le disparu.
Lequel continue ainsi d’exister pour mieux nous entrainer sur les traces d’autres destins percutés par des totalitarismes des deux côtés de l’Atlantique et évocateurs par analogie de cette violence d’État qui, sous couvert de populisme, demeure toujours possible et d’actualité.
Un « portrait de l’artiste après la mort » porté magistralement et malicieusement par Marcial Di Fonzo Bo qui insuffle à la représentation une proximité et une intimité rares. A l’abri d’un geste scénique et d’une intelligence de jeu qui l’inscrivent dans un acte de résistance aussi classieux que percutant.
Dates : du 15 au 27 novembre 2024 – Lieu : Théâtre de la Bastille (Paris)
Auteur et mise en scène : Davide Carnevali