Profession du père, un livre terrifiant de Sorj Chalandon (Grasset)
Sorj Chalandon a été journaliste avant de devenir écrivain. Depuis 2009, il est journaliste au Canard enchaîné. Profession du père est son 7ème roman pour lequel il a reçu le Prix du Style 2015. Il faut savoir que chacun de ses livres a été couronné d’un Prix dont le Grand Prix du roman de l’Académie française avec Retour à Killybegs (2011, Grasset) et Le Quatrième Mur (2013, Grasset) avec le Prix Goncourt des lycéens 2013. Sorj Chalandon est une valeur sûre pour Grasset !
Profession du père remplit encore toutes les cases pour remporter d’autres prix. L’auteur, Sorj Chalandon, nous entraîne dans une histoire folle, mais oh combien terrifiante. Emile est le héros, bien malgré lui, de ce roman. On le découvre petit garçon, à 12 ans, vivant seul avec ses parents. Si Emile est un garçon apparemment comme les autres, son père n’est pas comme tous les papas du monde. Son père change de profession chaque jour. Soit il est footballeur, soit parachutiste, soif prof de judo, soit agent secret dont la mission est de tuer le Général de Gaulle. Il confie ça à son fils et va lui faire subir toutes sortes de châtiments corporels pour qu’il devienne un bon agent secret à son tour. Son père le couvre de coups de ceinture en cuir, de coups de poing, sous l’œil de sa mère qui ne dit rien si ce n’est : Tu le connais ton père ! Mais il t’aime. Cette mère est témoin de tout mais ne s’interpelle jamais. Elle supplie de temps en temps son mari pour qu’il ne tue pas Emile. Mais elle aussi est terrorisée par cet homme. Sa passivité nous exaspère et surtout nous insupporte.
Jamais Emile ne se plaindra à personne des maltraitances terribles qu’il subit, enfermé des nuits entières, sans manger, dans le placard de la chambre de ses parents. Mais quand son père lui confie des missions, sous couvert de l’OAS, avec le Général Salan, ou de la CIA avec son parrain Ted, tout prend sens pour le petit Emile. Il faut qu’il s’endurcisse… Ne pas se plaindre et devenir le plus fort possible comme son père. Et surtout servir l’OAS et que son père soit fier de lui ! Son seul objectif : ne jamais décevoir son père.
Le scénario de Profession du père est machiavélique. On commence le roman, impossible de le reposer. Jusqu’où va aller Emile, pour l’amour de son père ? Juste pour que son père soit, enfin, fier de lui ? Juste pour un regard du père ?
Il faut dire que le père d’Emile est un génial agent secret. Il a des idées fabuleuses et Emile y croit à ses histoires ! Ca tient debout ! Un peu comme au théâtre, Emile joue le rôle que lui donne son père, avec excitation. Sans poser de question. Il est fier d’avoir réussi les tâches demandées. Et si ça dérape, et à un moment ou un autre ça dérape, le père d’Emile, sans profession, dérape aussi et la violence s’installe, toujours folle, démente et impulsive. Et là, après les quelques pages de comédie, on est jeté dans l’horreur absolue.
J’ai vraiment beaucoup aimé ce livre, mordant, à l’écriture magistrale ! A certains passages, on souffre tellement avec le petit Emile, qu’on supplie l’auteur d’arrêter là. On est en totale communion avec ce jeune ado qui se sent affreusement seul. Et les dernières pages, Emile a vieilli, beaucoup vieilli. Mais la douleur de l’enfance est toujours là et rejaillit à chaque fois, qu’il revoit ses parents. Emile a été profondément détruit par ses parents et va continuer toute sa vie à quêter un regard de son père. Jusqu’à la dernière ligne, on espère une explication du père.
Sorj Chalandon a su à la fois nous faire partager une page d’histoire des années 60, avec l’Algérie, et une histoire de famille complexe. En filigrane, la démence est décrite mais rarement nommée, ce qui donne toute la force de l’écriture. Un enfant unique entre son père, fou, et sa mère, femme battue et soumise et sûrement atteinte aussi psychiquement.
Un livre qui se dévore malgré l’horreur. On se demande tout au long de la lecture si ce récit a une part autobiographique. Oui, Sorj Chalandon dit lui-même qu’il n’a jamais connu la profession de son père, qu’Emile et lui se sont amusés des rôles offerts par ce père. Que tout aurait été parfait, s’il n’y avait pas eu cette violence. Il y a donc bien une large part autobiographique dans ce livre mais l’auteur précise qu’il s’agit bien d’un roman. Mais quand Sorj Chalandon parle de son livre, c’est avec beaucoup d’émotion, les yeux brouillés, alors qu’il a dépassé la soixantaine. Il reste le petit Emile à vie… Je suis pleine d’admiration devant cet homme, Sorj Chalandon, qui a réussi une brillante carrière professionnelle malgré toutes les souffrances qu’il a subies. Un très bel exemple de résilience et un véritable coup de coeur de Publik’Art pour ce roman !
Un livre qui se dévore malgré l’horreur.
Quelques extraits à découvrir :
p.87 : Je ne pleurais pas. Je tremblais, je gémissais, j’ouvrais et fermais les yeux très vite comme lorsqu’on va mourir, mais je ne pleurais pas. Je pleurais avant les coups, à cause de la frayeur. Après les coups, à cause de la douleur. Mais jamais pendant.
p.173 : J’ai passé la journée dans ma chambre. Avec ordre de marcher. Ni m’asseoir, ni m’allonger, marcher. Et j’ai marché.
– C’est le régime des enfants de troupe, disait mon père.
Dix fois, il a ouvert violemment la porte pour me surprendre. Mais je marchais. Mes parents ont déjeuné sans moi. Bruit de la radio, de leurs couverts. Pas une voix. Le soir, ils ont dîné à la cuisine. Je marchais toujours. Mon sirop m’aidait à respirer. Je n’étais pas en colère. Je marchais parce qu’il le fallait.
[…] Toute la journée, j’étais resté en slip et torse nu. Il m’a pris par les cheveux, une grosse poignée près de la tempe. Il m’a emmené dans leur chambre. Il a ouvert la « maison de correction ». Leur grande armoire à glace, celle au pistolet, au béret, au costume de communion. Il a écarté les cintres pour me laisser la place.
– A genoux !
« Mon père a été chanteur, footballeur, professeur de judo, parachutiste, espion, pasteur d’une Eglise pentecôtiste américaine et conseiller personnel du général de Gaulle jusqu’en 1958. Un jour, il m’a dit que le Général l’avait trahi. Son meilleur ami était devenu son pire ennemi. Alors mon père m’a annoncé qu’il allait tuer de Gaulle. Et il m’a demandé de l’aider.
Je n’avais pas le choix.
C’était un ordre.
J’étais fier.
Mais j’avais peur aussi…
À 13 ans, c’est drôlement lourd un pistolet. »