Thomas Ostermeier transcende « La Mouette » (derniers jours)
Dans La Mouette, Anton Tchekhov (1860-1904) fait de l’art et de l’amour le terrain de prédilection des passions inaccomplies et des désillusions.
Celles notamment de Nina, une jeune fille qui rêve d’être actrice mais dont la vocation sera détruite par une trahison amoureuse, ou celles de Konstantin, épris de Nina qui en regarde un autre.
Konstantin est jeune auteur radical en quête de reconnaissance et de l’amour d’Irina, sa mère, comédienne célèbre, qui le méprise ouvertement et n’a d’yeux que pour l’écrivain en vogue, Trigorine, son amant.
Des générations qui s’opposent donc : celle des artistes établis, prônant un art conventionnel, souvent auto-satisfait : un art reconnu comme par exemple la littérature de Trigorine mais qui manque de radicalité, de liberté et sans doute de passion ; et celle des plus jeunes, qui débutent et qui ne connaissent pas les lois, les règles de la scène, du théâtre, de la narration, mais qui veulent révolutionner le théâtre et l’art, témoigner d’un engagement, au risque d’être ridicules, superficiels et dérisoires dans leur révolte.
De cette opposition entre les anciens et les modernes, Thomas Ostermeier l’aborde en préambule et s’en amuse avec des références empruntes à un certain théâtre post-dramatique où le spectacle donné par Konstantin devant ses proches, se transforme en un manifeste pour un théâtre avant-gardiste aussi formel que stérile.
Un condensé de vie où Ostermeier après son Richard III qui avait électrisé le Festival d’Avignon en 2015, y scrute d’une main de maître les abîmes indicibles et les fuites avortées.
Sur le plateau, l’abstraction est de mise avec un décor surmonté d’un parterre de bois à l’épure parfaite et la présence de la plasticienne Marine Dillard.
Elle se met à peindre progressivement au rouleau un paysage dont on distingue un lac, un relief au loin, avant qu’elle ne le recouvre de noir sous le poids du réel.
Une distribution de haut vol
Car si le conflit des générations et la condition d’artiste y sont mises à mal, l’amour y est aussi contrarié : l’instituteur aime Macha qui aime Konstantin qui aime Nina qui aime Trigorine, lequel fait semblant d’aimer Arkadina.
Entre frustrations et acte manqués, chacun des protagonistes est suspendu à un flot continu d’illusions perdues où si les aînés à l’abri de leur statut font bonne figure en masquant leurs mensonges, les plus jeunes sont des victimes expiatoires.
Portée par la traduction vive d’Olivier Cadiot, « La Mouette » résonne dans le présent où les protagonistes se confrontent au réel.
Cette « Mouette » brûle de toute sa dimension symbolique
Un fond de musique rock anglo-saxon (David Bowie, The Doors, etc. jouée en live par le docteur Dorn et Nina) traverse la pièce, cristallisant le spleen des personnages et leur entêtement/empêchement à être alors que gronde au plus profond d’eux-mêmes un désir indicible d’en découdre.
Avec une adresse à l’entre-soi artistique qui pointe le décalage entre des préoccupations nombrilistes et la tragédie du monde, Thomas Ostermeier s’inscrit dans une fidélité parfaite à l’âme tchékhovienne où le dramaturge tout en décrivant la vacuité et l’oisiveté d’un certain milieu, était par ses actions personnelles très engagé socialement.
Servie par une distribution de haut vol où chacun des comédiens dessine sa partition tout en s’accordant dans un élan qui circule entre les êtres et la justesse du geste du grand metteur en scène, cette « Mouette » brûle de toute sa dimension symbolique et sacrificielle dont chaque personnage incarne, corps et âme, la blessure.
Dates : du 26 au 28 janvier 2017 l Lieu : Théâtre de Saint-Quentin-en-Yvelines
Metteur en scène : Thomas Ostermeier
J’ai eu la chance de voir La Mouette deux fois au Théâtre de l’Odéon avec toujours le même enthousiasme final. Le texte de Tchekhov est augmenté d’apports originaux qui en font un moment de théâtre puissant. Quelques spectateurs visiblement échaudés par les récentes pièces absconses (Orestie, Phèdre(s) ) jouées à l’Odéon ont vite perdu patience après la première demi-heure en quittant la salle. Bien mal leur en a pris. Le commencement de la pièce marque les rêves artistiques et amoureux des deux héros, que tout le reste s’ingéniera à briser. Une mise en abime du théâtre présente les deux héros déblatérer des textes obscurs dans une scénographie à la limite du gore. Mais le reste s’inscrit résolument dans l’époque pré-communiste, à la fin d’un monde peut avant l’évènement d’un nouveau. Tchekhov n’aurait pas renié cette mise en scène inscrite dans l’époque et l’actualité. Les évocations d’Hendrix, des Doors et de David Bowie sont des références enthousiasmantes, ouvrant le contexte russe d’antan à l’énergie de notre époque. Cette Mouette est décidément une belle manière de conclure la saison théâtrale!