Une tragédie du couple au Lucernaire avec Suzanne La vie étrange de Paul Grappe
Suzanne est une drôle de femme. Quand le soldat Paul Grappe déserte de l’armée française en plein coeur du premier conflit mondial en 1915, il encourt rien de moins que la peine de mort. Son épouse Louise imagine un stratagème autant inédit qu’astucieux: le transformer en femme pour le faire passer inaperçu le temps que loi d’amnistie soit votée pour les déserteurs. La pièce est autant un tableau sans concession d’un pays schizophrène qu’une histoire d’amour toxique entre un homme velléitaire et son épouse brimée. La troupe de 5 comédiens et comédiennes donne vie non sans humour et avec un rythme admirable au roman La Garçonne et l’Assassin de Fabrice Virgili et Danièle Voldman.
Une histoire vraie
Le roman paru en 2011 a été récemment adapté en bande dessinée chez Delcourt en 2013 avec Mauvais Genre de Chloé Cruchaudet et au cinéma en 2017 avec Nos Années Folles d’André Téchiné. Il faut dire que l’intrigue détonne et tranche avec les récits habituels colportés de la première guerre mondiale. Pas de tranchée ou de bombe ici, la guerre proprement dite est mise en arrière plan pour laisser sur le devant de la scène l’histoire d’amour contrariée et véridique entre Louise et Paul. La pièce débute par le dénouement, Louise est accusée du meurtre de son mari, l’heure et demie qui suit va donner des pistes pour comprendre les arcanes de ce geste tragique. Julie Dessaivre choisit d’adapter et de mettre en scène la pièce en modulant les tons avec dynamisme, parfois truculence et souvent désespoir. Les 5 comédiens interviennent dans des environnements différents seulement signifiés par quelques changements de meubles sur la scène, les coupures sont fréquentes mais volontairement elliptiques pour ne pas casser le rythme. Edouard Demanche interprète le soldat Paul Grappe transformé en Suzanne avec un accent mis sur son caractère violent envers sa femme pourtant dévouée, interprétée ce soir là par une fragile Anaïs Casteran. Là où le film d’André Téchiné insistait sur le gout pris par Paul Grappe pour sa double identité et la liberté sexuelle acquise au Bois de Boulogne, Julie Dessaivre insiste plutôt sur la relation de plus en plus désespérée entre le travesti devenu alcoolique et violent face à une femme désemparée par le manque de reconnaissance témoigné par son mari. Les interventions d’Eloïse Bloch alternativement en madame loyale de la pièce et amie du couple, de l’énergique Zacharie Harmi en comédien multi rôle et de Constance Gueugnier en concierge roulée dans la farine finissent d’insinuer des notes comiques ou tragiques au déroulé selon les moments. La complicité entre les comédiens permet une fluidité bien venue pour une pièce qui insiste de plus en plus sur les craquèlements d’un couple que le stratagème aurait pu souder mais que le caractère naturellement faible du héros achève pourtant à petits feux. Moments de rire et instants de larmes se succèdent tout au long d’un spectacle qui prend aux tripes et si quelques longueurs perlent de ci de là, l’instant de théâtre est au final résolument convaincant.
Suzanne La vie étrange de Paul Grappe ouvre une lucarne troublante sur un conflit qui a détruit tant d’êtres humains, même ceux qui n’étaient pas faits pour se battre, comme pris en otage par une machine infernale. L’accent est mis sur cet épisode tragique entre un homme vulnérable et son épouse prise en piège de son amour. La pièce est à découvrir jusqu’au 2 juin au Lucernaire!
Dates : du 4 avril au 2 juin 2018, 21h du mardi au samedi
Lieu : Le Lucernaire (Paris)
Metteur en scène : Julie Dessaivre
Avec : Eloïse Bloch, Edouard Demanche, Constance Gueugnier, Zacharie Harmi, Léa Rivière ou Anaïs Casteran ou Mathieu Fayette ou Julie Dessaivre