Qui a peur de Virginia Woolf ? pièce d’Edward Albee mise en scène par Alain Françon
Un intérieur bourgeois épuré à l’extrême accueille les spectateurs. Un grand mur blanc, un canapé de cuir, un escalier rouge. Aucun signe ostentatoire, le salon ressemble à un grenier abandonné depuis longtemps. Un vieux couple déboule sur scène avec force et fracas. George et Martha vitupèrent et s’invectivent à une heure avancée de la nuit. Ils ont quitté une réception arrosée et attendent un autre couple, Nick et Honey, pour prolonger la soirée. Les 4 personnages vont apprendre à se connaitre, se jauger, partager des confidences, se tester et se blesser.
[Entre] perversité malsaine et révélations fracassantes.
Qui a peur de Virginia Woolf ? est une pièce de théâtre avant d’être un célèbre film. Le titre est une variation de la comptine imaginée par Walt Disney dans Les 3 Petits Cochons « Who’s afraid of the Big Bad Wolf ?« , Qui a peur du grand méchant Loup ? Transformé en mantra enfantin, ce refrain est tout aussi rassurant qu’inquiétant, comme si une ombre hostile rodait autour de la scène. Mike Nichols a réalisé l’opus multi-oscarisé avec les deux monstres sacrés du cinéma Liz Taylor et Richard Burton. Alourdie de 10 kilos pour le rôle et imbibée d’alcool, Elizabeth Taylor reçut un second Oscar pour sa prestation de marâtre sonore et belliqueuse. Couple à l’écran comme à la ville, Burton et Taylor menèrent une relation d’attirance répulsion avec plusieurs mariages et divorces. Parfaits pour le rôle.
Le jeu mené par les deux couples mêle perversité malsaine et révélations fracassantes. Le contexte d’un cocktail mondain sert de point de départ à une quasi psychanalyse de groupe. En version agressive, pleine d’une hostilité cathartique. La fragile apparence initiale de superficialité sociale se fissure sous les coups de boutoir d’un vieux couple aigri et spectaculaire. Injures et piques constantes semblent un fonctionnement rien de moins que normal après 23 ans de mariage. Mais là où tout couple normalement constitué fuirait ce contexte tendu et brutal, Nick et Honey s’installent, se laissent doucement alcooliser et se mêlent à la lutte.
Les spectateurs sont pris à témoin d’apartés moins intimistes qu’il n’y parait. Les confessions deviendront des révélations fracassantes qui abimeront chacun des convives. La pudeur s’efface devant un déballage d’attaques et de griefs proprement improbable dans la vraie vie. La confusion est théâtrale, les schémas psychologiques sont mis à nu. Quelques recherches personnelles font apparaitre qu’Edward Albee était lui-même adopté et rejeté par sa famille d’accueil suite à la révélation de son homosexualité. Terreau fertile pour inventer des personnages névrosés et dénués de toute pudeur. Quand les masques tombent et que les vérités se font jour, le spectateur ne peut qu’échafauder ses théories personnelles.
[U]n foisonnement psychologique, quasi psychanalytique.
Rien ne semble a priori plus différent que ce vieux couple malveillant et le jeune couple baigné de douceur. Les liens qui se nouent révèlent une plus profonde proximité, les révélations dévoilent d’improbables points communs, les schémas psychologiques sont d’une troublante similitude. Les hommes tous les deux professeurs d’université, les femmes toutes deux crispées par un rapport complexe à la maternité, les vexations se font miroir, George et Martha pourraient être l’inéluctable futur de Nick et Honey. Des psychiatres dans la salle pourraient interpréter les comportements au delà du simple concept d’effritement du couple retenu ensemble par le ciment de la confrontation.
Les comportements paranoïaques, sado masochistes ou schizophréniques sont l’autre face d’une réalité plus pragmatique. Le jeune couple excite les réflexes conflictuels qui sont l’essence même du vieux couple. Car les griefs sont tangibles et non pas seulement fruits de l’imagination. Les ambitions déçues de l’épouse dans son mari incapable de prendre l’ampleur attendue dans l’université dirigée par son père, l’incapacité à engendrer l’enfant tant désiré, les motifs sont nombreux et bien réels. Une question se pose : cette soirée tardive est-elle la première du genre ou une énième variation d’un même jeu ? Répétée inlassablement, cette mise en scène servirait d’exutoire à l’insatisfaction de leurs existences respectives. Une question centrale reste celle de l’enfant. Maintes fois évoqué, il n’apparait jamais et devient le noeud central de la lutte. En se souvenant que l’auteur est un enfant à la fois adopté et rejeté, on comprend mieux l’ampleur de l’intrigue. Réel ou inventé, l’enfant est un incontournable des querelles.
Au Théâtre de l’Oeuvre, les acteurs sont prodigieux. Dominique Valadié et Wladimir Yordanoff donnent vie à l’intensité des sentiments. Julia Faure et Pierre-François Garel incarnent tout à tour la pureté et l’agitation avec conviction. Des acteurs fourbus à l’issue de deux heures de représentation tendues et habitées. Les répliques enchainées à toute vitesse par Wladimir Yordanoff dans une élocution claire et parfaite forcent le respect. Le décor simple et dépouillé met en avant les personnages sans parasiter leurs prestations. Comme si la scène incarnait une instance psychique livrée aux pulsions et à la passion. Me reste l’image de cet escalier rouge, symbolique du jeu de faux semblants et des non-dits, accès à l’inconscient ou au surmoi.
Les scènes de disputes et de colère prennent habituellement les devants dans les critiques lues sur le net. J’y vois surtout un foisonnement psychologique, quasi psychanalytique. Un psy dans la salle se régalerait devant les comportements ouvertement outranciers. Ce qui ne se montre habituellement pas au grand jour et reste dans le secret des intérieurs est dévoilé. Le trait est appuyé, l’exagération en devient fascinante, le spectateur devient voyeur, forcément inconfortable mais irrésistiblement captivé. De quoi donner envie de recommander cette pièce phare de la rentrée théâtrale !
Dates : jusqu’au 3 avril 2016 l Lieu : Au Théâtre de l’Oeuvre (Paris)
Metteur en scène : Alain Françon l Avec : Dominique Valadié, Wladimir Yordanoff, Julia Faure, Pierre-François Garel