Fulgurante pièce sur un monstre de la pensée au Studio Hebertot avec Artaud Passion
La pièce Artaud Passion faire revivre la hargne cruelle de l’écorché vif Antonin Artaud. Théoricien du théâtre, acteur, écrivain, essayiste, dessinateur et poète français, l’inventeur du concept de théâtre de la cruauté n’a cessé de faire délirer l’art et le théâtre dans une posture péremptoire fascinante. L’ouvrage Artaud Passion de Patrice Trigano est adapté avec fougue en laissant la langue artaudienne s’exprimer absolument dans un dialogue factice entre l’auteur maudit et la jeune Florence Loeb. Deux musiciens augmentent la tension produite par les deux interprètes avec des dissonances éloquentes qui accompagnent les soliloques tourmentés des personnages.
Une mise en abime du théâtre
Artaud Passion se distingue d’abord par sa mise en scène. 4 personnages sont disposés de manière à se croiser sans jamais se rencontrer. Jean-Luc Debattice figure un Antonin Artaud toujours éloquent à la fin de sa vie. Sorti de 9 années d’internement qui l’ont vu connaitre électrochocs et vexations, sa bile est d’autant plus vitupérante qu’il s’élève contre les petites bassesses de ce monde. Il imagine le théâtre comme une remise en cause de l’homme, comme un instrument d’élévation que peu peuvent être capables d’appréhender pour se transformer complètement. Le comédien parle avec un ton volontairement sépulcral et sa ressemblance avec Artaud le fait se glisser avec grâce dans ses oripeaux dépenaillés. Ses monologues alternent avec ceux d’une Agnès Bourgeois qui interprète Florence Loeb, jeune fille de 16 ans décidée à se confronter à l’ogre Artaud. Elle n’en a pas peur et n’hésite pas à se confronter à la controverse. Elle figure une bretteuse aguerrie pour ce qui est de jouer avec les mots. Ces deux là remplissent tout l’espace par leurs attitudes volontaires. La fin de vie d’Artaud est proche mais il ne le sait pas encore. L’histoire dit qu’il lutta toute sa vie contre des douleurs physiques issues d’une syphilis héréditaire le faisant prendre constamment drogues et médicaments pour le soulager. La pièce se transforme peu à peu en mode d’emploi de la méthode Artaud avec une exposition saisissante de son théâtre de la cruauté.
Des artifices pleins de sens
Aux côtés des deux interprètes, les musiciens Fred Costa et Frédéric Minière apportent une ambiance crépusculaire grâce à leurs mélodies dissonantes échappées d’instruments divers. Guitare, percussion, trompe tibétaine, saxophone, tout est fait pour évoquer musicalement l’emprise de la langue artaudienne sur l’interlocuteur. Les dissonances ne sont pas loin et les deux personnages voguent sur scène au rythme de mélodies plus proches de la musique industrielle que de la symphonie pastorale. Au milieu de la scène trône un drôle d’engin qui fait basculer deux points lumineux dans une boucle sans fin. Véritable troisième protagoniste de la pièce, cet instrument figure la logorrhée sans fin d’un libre penseur peu avare en paroles puissantes. Artaud rédigea une pléthore d’ouvrages, notamment des écrits sur Van Gogh, le théâtre et les limbes, suffisamment en tout cas pour lui trouver une place unique dans l’histoire de la pensée. Artaud Passion est un moment de théâtre rêche et tortueux qui invoque chez les spectateurs leur partie de cerveau apte à remettre en cause tous leurs préjugés. Car Artaud avait un véritable don de double vue lui permettant de déchiffrer les apparences pour s’attaque à l’hypocrisie, volontaire ou pas, d’être humains lovés dans un confort factice. Artaud ne souhaitait rien de moins que révéler la vérité des êtres, par delà la douleur de l’accouchement et la laideur de la bête issue des entrailles.
En vrai gynécologue de la pensée, Artaud a marqué l’histoire du XXe siècle, suscitant une fascination jamais démentie depuis sa mort. L’adaptation de l’ouvrage de Patrice Trigano est un vrai moment de bravoure à découvrir au Studio Hebertot les mercredis et jeudis jusqu’à fin janvier, pour découvrir une pensée certes malcommode mais si fulgurante que ce serait dommage de ne pas y prêter l’attention qu’elle mérite.
Dates : du 28 novembre au 31 janvier, le mardi à 21h et le mercredi à 21h
Lieu : Studio Hebertot (Paris)
Metteur en scène : Agnès Bourgeois
Avec : Jean-Luc Debattice, Agnès Bourgeois, Fred Costa, Frédéric Minière