Beckett transcendé à l’Opéra de Paris
En 1957, Samuel Beckett vient de clore l’écriture de sa deuxième pièce de théâtre ; Kurtág arrive tout juste en France et, sur le conseil de son aîné György Ligeti, décide d’en voir la création : c’est sa première rencontre avec Fin de Partie. Pendant les six décennies qui suivront, l’univers de Beckett tournera dans la tête du compositeur – quelques bribes s’en échappent dans les années 1990, une pièce pour piano et voix, remaniée pour voix et ensemble, sur le dernier texte de Beckett, What is the Word.
Une œuvre foisonnante
L’écriture de Fin de Partie commence à proprement parler en 2010, mais le compositeur y consacrera huit ans de sa vie jusqu’à la création de l’opéra en 2018, intitulé Samuel Beckett : Fin de partie : scènes et monologues, opéra en un acte. Comme son nom l’indique, c’est un enchaînement de scènes extraites de la pièce originale. Sur un livret qui réduit la pièce à un peu plus de la moitié, sans jamais la réécrire, l’ouvrage déploie tout l’art avant-gardiste et expressionniste du compositeur qui se révèle en parfaite symbiose avec les personnages et la trame dramaturgique.
Une composition dont la portée dépasse le monde de la musique pour s’étendre également aux territoires du théâtre et de la littérature. Et dont le livret respecte fidèlement le texte du dramaturge irlandais.
Fin de partie raconte l’histoire de quatre personnages. Hamm aveugle et en fauteuil roulant. Avec lui, ses parents culs-de-jatte, bouclés dans des poubelles, qui apparaissent par intermittences, et Clov, son domestique, peut être un fils adoptif.
Mais aujourd’hui quelque chose a changé : ça va peut-être enfin tout à fait finir. C’est cette fin, espérée et crainte, retardée et accélérée, jouée et subie, cette impensable et impossible fin, que raconte Fin de partie : Clov partira-t-il : abandonnant Hamm à lui-même ? La question est entière, et si la tension est extrême entre les deux personnages, si les paroles qu’ils s’échangent sont des coups qu’ils se portent, pointe simultanément une forme d’attachement entre eux, l’attachement d’un vieux couple. « Quelque chose suit son cours », mais cela va-t-il pour autant finir dans ce refuge coupé de tout, dans cet univers dévasté et post-apocalyptique.
Et au contraire de En attendant Godot, qui centre l’action autour d’un personnage qui ne viendra jamais, Fin de Partie nous place dans l’attente de départs que l’on ne verra pas : celui de Clov, annoncé dès le début (« fini, c’est fini, ça va finir »), mais qui est encore présent à la fermeture du rideau ; celui des parents, dont la mort est suggérée sur scène sans qu’ils quittent l’abri de leurs poubelles. L’action est soit passée (Nell et Nagg évoquent leurs souvenirs de jeunesse), soit future (le départ de Clov, un projet de roman évoqué par Hamm, ce dernier allant jusqu’à affirmer que sa vie « a toujours été [future]»). Le présent se vivant dans l’attente et le ressassement pour les protagonistes déjà prisonniers d’eux-mêmes, et en attente de la fin.
Pour accompagner ces figures immobiles, le metteur en scène Pierre Audi n’ajoute sur le plateau qu’un cabanon dont la configuration change de perspective entre les scènes et recompose l’espace entre un monde intérieur et un monde extérieur.
Győrgy Kurtág sert à merveille le drame existentiel non pas en l’accompagnant mais en l’enrichissant de sa traduction musicale qui imprime la psyché des personnages où la musique et le chant soulignent la recherche profondément beckettienne du silence et de l’ailleurs. Kurtág s’ appuie aussi sur les résonances créées par le poème « Roundelay », autre œuvre beckettienne placée en prologue de l’opéra. Une musique qui amplifie ou prolonge le texte dans une veine orchestrale aussi puissante que neuve.
Les quatre chanteurs : Frode Olsen – Leigh Melrose – Leonardo Cortellazzi – Hilary Summers sont en parfaite symbiose avec leurs personnages où leur timbre se joue à l’unisson des variations du grand Sam, aux prises entre le dedans et le dehors, l’ici et l’ailleurs, la consolation et la désolation, le fini et l’infini. Le tout emmené par le chef Markus Stenz et son geste sûr qui donne toute son ampleur à la résonance orchestrale et métaphysique de l’œuvre. Bravo !
Dates : du 30 avril au 19 mai 2022 – Lieu : Palais Garnier (Paris)
Metteur en scène : Pierre Audi