Bourse du Talent 2015 – Un recadrage
La société aujourd’hui a besoin d’un recadrage. Quoi de mieux que des photographes pour recadrer les choses ? Que faut-il recadrer ? Les choses. Les choses du grand Monde.
Chaque année, la BNF de Paris offre la possibilité à de jeunes photographes de proposer leur travail. Organisé par Photographie.com, Picto, Nikon et Initiatives, l’événement a pour dessein de promouvoir les jeunes objectifs brillants et prometteurs. Que ce soit dans l’esthétique pur, ou bien dans ce qui ressemble à un langage de reportage, le cru de cette année avait un objectif commun, et je ne parle pas d’appareil cette fois-ci, celui de faire ressortir la marge et le corps. Les travaux de cette année montrent l’entrelacement de la chair et de l’autour.
La marge et le corps ; le corps et la marge.
Ce qui est le plus frappant dans les images présentées dans le couloir de la BNF, c’est la place du corps dans le cadre de vie de celui qui habite le corps. On voit des mineurs roumains, fiers et fidèles de leur gouffre noir, en osmose avec les murs de fond devant lesquels ils posent pour le canon photographique du jeune artiste. On voit ces enfants, le sourire jusqu’aux oreilles, embrasser les courants d’eau qui naviguent près de chez-eux. On voit ces familles détruites pleurant sur la tombe d’un parent mort pour avoir vécu dans un pays mortifère. En somme, on voit ce qu’on ne voit pas ailleurs.
Il ne faut pas jeter la pierre aux grands médiateurs d’images d’aujourd’hui. Il est bien évident que dans le reportage, ce genre d’image ne se vendrait pas. Faute à l’artiste ! Bien sûr. « Car ce qui frappe ici, dit Bruno Racine, le président de la BNF, c’est bien l’impression d’être face à des travaux au long cours, documentés, mûris. Ils font émerger ce que l’actualité médiatique tend à recouvrir… »
Le photographe tout jeune est en immersion. Contrairement à cette course à l’image, qui est bien trop rapide et trop souvent, ne généralisons pas non plus, factuelle. Le photographe ici présenté dans le couloir de la BNF, a pris le temps. Il est dans l’immersion. Il prend le temps de prendre le temps. Il ne déclenche l’objectif qu’après avoir compris ce qu’il se passait là-bas.
Monde cherche recadrage.
L’œil jeune propre à chaque jeune photographe, indépendant ou expérimenté, se pose de manière assez particulière sur les choses du Monde. Il observe le sujet et son terrain de subjectivité. Autrement dit, il cherche à voir comment le sujet se comporte dans ce qui l’entoure. Plus encore, il cherche à voir comment le corps danse dans les espaces dans lesquels il vit. Il y a par exemple le travail de Michel Slomka, la palme de cette édition 2015. Son travail intitulé « Srebrenica, le retour à la terre », étalé de 2010 à 2015, retrace le parcours des familles musulmanes, décimées par les Serbes de Bosnie en 1995, qui décident de revenir sur les lieux où le mal triompha. On y voit des mères pleurant des pères, des fils. On y voit des lieux, pourtant familiers et conviviaux, troués de balles d’armes de l’enfer. Ces lieux, ce furent des maisons.
Dans la série « Mädchenland » la lauréate Karolin Klueppel navigue sur les terres indiennes et portraitise les jeunes filles et les femmes dans leur quotidien indien. L’Inde n’est pas nécessairement friand de la grande joie et de la grande liberté du sexe au féminin. La beauté du reportage de Karolin Klueppel est de faire valoir la femme qui vit dans un milieu où, trop souvent, l’oppression machiste et sexiste est gagnante. Il y a quelque chose d’angélique, de doucement doux, et d’incroyablement divin dans le regard d’une part de celle qui prend la photo, et d’autre part, dans le regard de celle qui est photographiée. Il y a quelque chose d’intimiste. Ces femmes ont laissé rentrer la photographe dans ce qu’il y a de plus intime chez elle, un brin de vie, un brin de temps, où elles sont femmes. Le travail de Karolin Klueppel est remarquable. D’une grâce folle, elle fige l’incandescence d’une naturelle perfection.
Le recadrage. Toute la magie d’un photographe est de pouvoir recadrer un mouvement vif. Toute la magie d’un photographe est de pouvoir recadrer un morceau de vie. Et quand le travail est bien fait, le cadre rectangulaire d’une photo laisse à croire que l’entièreté d’un moment se retrouve encrée et ancrée dans celui-ci.