La Chute fait honneur à la pensée puissante d’Albert Camus au Lucernaire
Quand Albert Camus passe à la scène, le piège est d’affadir son texte et ses idées, au risque de le rendre banal et sans relief. Ce piège, Ivan Morane l’évite parfaitement avec une pièce qui fait retenir son souffle pendant près d’une heure et demie. Le long monologue du héros scotche au siège grâce à ses nuances et sa puissance graduelle jusqu’à la… chute finale. Le public assiste à la décomposition d’un personnage d’abord drapé dans ses certitudes pour se révéler aussi velléitaire que ceux qu’il ne cesse d’attaquer. La lucidité le dispute au malaise et à l’inconfort dans un spectacle au diapason des intentions de l’auteur.
Un ouvrage d’une puissance rare
L’écrivain et philosophe Albert Camus nobelisé en 1957 a laissé derrière lui une oeuvre puissante dont L’étranger reste l’étendard le plus connu. Tout comme pour Meursault confronté à ses affres existentiels, le héros de La Chute reste enfermé dans un point de vue unique et déshumanisé. Clamence s’ouvre à un quidam de passage pour confesser son arrogance passée et le peu de sens de sa vie. Il faut un comédien se livrant totalement pour retranscrire les profondeurs du texte. Et Ivan Morane ne se ménage pas pour captiver l’audience. D’abord perclus de suffisance avec l’utilisation parfaite du subjonctif de l’imparfait et d’un langage châtié au possible, il devient de plus en plus agité au fur et à mesure qu’il relate ses souvenirs. C’est en ne venant pas en aide à une jeune femme prête à se jeter dans la Seine que son monde parfait s’écroule. Il n’a pu se cacher sa fêlure intérieure et il la livre à tous ceux qu’il vient à rencontrer dans un rade d’Amsterdam pour un bonheur éphémère à chaque fois répété.
Une pièce hypnotisante
Pour communiquer les abysses de la pensée de Camus, il n’est nul besoin de multiplier les accessoires sur scène. Un fauteuil en cuir trône en son centre et il suffit de quelques jeux de lumière et de musiques savamment distillées pour accentuer l’atmosphère oppressive que le texte transmet au fur et à mesure. Le comédien est seul en scène avec le texte du philosophe comme seul guide. Qu’il se pose sur son siège, arpente la scène ou gesticule au sol, il ne peut échapper au destin de celui qui est confronté à ses contradictions. Dans une vie sans sens ou vérité, il a du regarder au fond de lui même pour comprendre que ses valeurs n’étaient qu’illusions factices pour porter un jugement nouveau sur sa faible personne. Ce personnage est peut être chacun d’entre nous en attente de ne plus pouvoir se voiler la face. Publié en 1956, l’ouvrage est autant d’actualité que les diatribes de Pasolini pourfendeur du fascisme de consommation au début des années 70.
La pièce de Camus semble nous indiquer que l’introspection est d’autant plus nécessaire que les valeurs enseignées par la société nous conduisent au néant. Le Lucernaire présente un moment de théâtre rare et précieux à découvrir!
Dates : du 18 janvier au 4 mars 2017 à 19h du mardi au samedi
Lieu : Le Lucernaire (Paris)
Metteur en scène : Ivan Morane
Avec : Ivan Morane