Edouard Louis dans la force de l’âge : Changer : méthode aux Editions du Seuil.
Parmi les innombrables livres que chaque année notre « rentrée littéraire » déverse sur les tables des libraires – romans identitaires, mémoires de généraux, confessions de starlettes ou polars métaphysiques – il arrive que l’un d’eux se détache par une forme de nécessité et retienne aussitôt l’attention du lecteur, reléguant dans l’ombre ses pâles confrères de la chose écrite. C’est le cas de Changer : méthode d’Edouard Louis. Certes, Louis n’est pas un inconnu et l’on pouvait aisément craindre que l’auteur d’En finir avec Eddy Bellegueule (2014), livre culte pour une certaine génération de lecteurs, ne s’appuie sur le socle fragile de sa réputation pour offrir une œuvre de moindre envergure, quelque écrit de circonstance né du seul désir de prolonger une reconnaissance trop tôt survenue. Pourtant ce n’est pas le cas, c’est une avancée, un approfondissement, presque une confirmation que représente ce nouveau titre de l’auteur. Et l’on a presque envie de reprendre ces paroles d’un critique s’adressant autrefois à un jeune écrivain plein de promesses : « Courage Louis, votre œuvre est bonne ! »
De quoi s’agit-il dans ce livre au titre laconique ? D’un traité de développement personnel ? D’un programme d’amaigrissement ? D’une confession de maître Zen ? Rien de tout cela, fort heureusement. De l’ambition de Changer : méthode, l’auteur nous entretient dès les premières pages du livre avec une franchise désarmante : « A un peu plus de vingt ans j’avais changé de nom devant un tribunal, changé de prénom, transformé mon visage (…) réinventé ma manière de bouger, de marcher, de parler, fait disparaître l’accent du Nord de mon enfance (…) C’est cette histoire-là- cette odyssée- que je voudrais, ici, essayer de raconter. » Le ton est donné, le décor est planté. Au fil de trois cents pages écrites avec le sang, Changer : méthode apparaît comme le récit d’une métamorphose, d’une odyssée à la fois intime et politique d’un homme né dans la fange et se hissant à la seule force du poignet à une forme nouvelle d’existence que la gloire littéraire vient couronner avec éclat.
Ecrivain de la révolte et de l’émancipation
Mais quoi ? demandera-t-on aussitôt. Encore une histoire de miracle ? De happy end à l’eau de rose ? De rédemption façon people ? Certes, la méfiance est de mise et ces questions sont légitimes. Abandonnée des dieux et orpheline des révolutions, notre époque hantée par la résilience fait désormais peser sur les frêles épaules de chaque individu la responsabilité d’assurer son propre salut, de se transformer, de devenir soi-même, selon l’expression consacrée. Deviens ce que tu es ! exhorte une marque de parfum. Parce que je le vaux bien ! renchérit une autre. Fortes de ce seul credo fleurissent aujourd’hui d’innombrables confessions où s’épanche le récit d’une métamorphose de soi qui n’en possède que le nom, d’un affranchissement qui ne dépasse jamais l’épiderme d’un narcissisme blessé. C’est que la liberté est un long combat dont les opérations échappent à notre conscience, une victoire qui ne se proclame pas à coup d’affirmations péremptoires. Surtout quand on apprend que l’auteur n’a que vingt-huit ans ! Mon dieu, comment prétendre raconter une vie à ses balbutiements ?
A certains aveux d’Edouard Louis, au détour de quelques pages un peu complaisantes, on pourrait craindre que l’auteur de Changer : méthode ne succombe à cet air du temps, pactise avec le mythe contemporain de l’émancipation qui se limite si souvent à une cosmétique révolutionnaire. On pense en particulier aux pages où, Rastignac échappé de sa province, Louis part à la conquête de la haute bourgeoisie parisienne et tente de noyer dans les grands crus de Bourgogne, comme dans les eaux troubles d’une vie de gigolo, sa nostalgie de la boue prolétarienne. Splendeur et misère d’un courtisan ! Est-ce de cette manière qu’on s’affranchit de ses origines et qu’on échappe à la Domination sociale : en couchant avec l’ennemi ? Pourtant, en dépit de cette période assez équivoque que l’auteur a le bon goût de ne pas dissimuler, son odyssée personnelle se poursuit avec ferveur, son combat croît en intensité et, serait-on tenté de dire, sa pureté demeure intacte.
De ce combat qui forme le cœur du livre, c’est en relisant En finir avec Eddy Bellegueule qu’on approchera la source, la blessure originelle, pour mieux mesurer combien la croisade d’Edouard Louis s’impose à lui comme un destin inéluctable, combien la naissance de ce second ouvrage se justifie pleinement – c’est le sixième de l’auteur en réalité -, combien surtout ces deux opus forment ensemble un poignant roman d’apprentissage dont la courbe apparaît enfin dans toute sa plénitude. Sorte de Vipère au poing de gauche, le premier livre d’Edouard Louis dénonçait avec force une origine marquée par la pauvreté et la violence, un milieu familial étroit et mortifère, une enfance enlisée dans la solitude et le déni de soi. C’était une première salve, un premier geste de trahison- bien que l’auteur n’apprécie pas ce terme – une première tentative de l’écrivain pour s’arracher à son passé et inaugurer cette parabole de l’invention de soi qui constitue le leitmotiv de toute son œuvre. Avec ce nouveau livre nous voilà maintenant dans le vif du sujet, dans la Force de l’âge eût dit Simone de Beauvoir, c’est-à-dire dans cette phase de l’existence où les vœux de l’enfant s’affrontent pour la première fois à la réalité du monde au risque de s’y fracasser et de devoir renoncer pour toujours à l’ambition de sa révolte. Changer : méthode a-t-il relevé le défi d’En finir avec Eddy Bellegueule ? Tout ce combat de l’écrivain, tout ce chemin, se clôt-il en définitive par une victoire ou une défaite ?
C’est tout le mérite de Changer : méthode de ne pas trancher cette épineuse question, de ne rien dissimuler des paradoxes d’une émancipation, de ne rien taire non plus des impasses auxquelles se heurte quiconque entreprend de s’arracher à son milieu, de se construire soi-même, de se tailler un destin intime et politique. Au fil de ses longues années d’apprentissage marquées par l’ambition scolaire et l’engouement pour le théâtre, l’émancipation intellectuelle et sexuelle, Edouard Louis dresse le portrait d’un homme divisé avec lui-même, prêt à toutes les compromissions et toutes les ruses pour s’affranchir de son passé, au point de se brûler parfois les ailes au soleil de sa propre liberté.
Mais peu importe en définitive. Ce qui fait la force de ce livre, plus encore que les étapes de son cheminement, c’est l’espèce de vitalité désespérée qui s’en dégage et qui confère à chacune de ses pages l’empreinte indélébile de la vérité. Ecrivain de la révolte et de l’émancipation, plus que théoricien de la lutte des classes, Edouard Louis se révèle avant tout dans cette autobiographie un observateur rigoureux de lui-même, un analyste capable de sonder sans faux-semblants les motifs les plus troubles et les plus puissants de sa volonté. En somme, comme disait un vieux moraliste, « tout un homme, fait de tous les hommes et qui les vaut tous et que vaut n’importe qui. » En ces temps de fadeur et de compromis, un témoignage universel.
Titre : Changer : méthode
Auteur : Edouard Louis
Editeur : Editions du Seuil
Parution : 16 septembre 2021.