« Ils nous ont oubliés » : le grand geste de Séverine Chavrier
L’œuvre de Thomas Bernhard brûle d’une rage dévastatrice et se débat à la fois contre et avec le poids d’une culture empreinte de traditions, de chaos et de contradictions. Une hargne propre à dénoncer la persistance et le camouflage des réflexes et des tentations fascisantes, tout comme des traumas liés à l’histoire trouble du XXème siècle.
Un emportement verbal qui procède chez le dramaturge d’une impossibilité viscérale à supporter le monde tel qu’il va, et qui s’incarne dans une voix solitaire, qui butte et s’obstine, soutenue par le seul combat obstiné de l’artiste, jusqu’au risque de sa détestation et de son autodestruction.
C’est encore cette douleur ravageuse qui est à l’œuvre dans « Ils nous ont oubliés » où à travers un redoutable huis-clos s’explore toutes les névroses, frustrations et empêchements que provoque le couple et son enfermement mortifère.
Entre fureur et mélancolie
Le couple donc vecteur et métaphore de tous les traumas, de toutes les résurgences-fulgurances, de tous les maux qui consument et anéantissent l’âme.
La situation de départ est riche de contradictions : Konrad, un homme qui prépare un traité sur l’ouïe auquel il ne cesse de penser mais dont il n’a pas encore écrit un traître mot, vit reclus avec sa femme infirme dans une usine abandonnée, transformée par sa volonté en une véritable prison, à moins qu’il ne s’agisse d’un mausolée.
Le récit commence au moment où Konrad tue sa femme. Il se déroule ensuite à la manière d’une reconstitution menée par bribes par un narrateur invisible. Avec l’ironie cinglante qui fait son style, Bernhard y mène une réflexion brutale et jubilatoire sur ses thèmes de prédilection, où se mêlent l’intime et le politique : les affres de la condition humaine, le repli sur soi, les rapports de domination, de classe, et la création, ici son œuvre ultime qui finalement ne peut s’accomplir que dans la mort et qui emporte tout.
Folie d’un homme aux prises avec un enfer conjugal où ses certitudes et obsessions disent toute la tyrannie et l’incompréhension d’une intelligence mise à mal qui tourne à vide : miroir d’un monde en décomposition, tandis que le couple, dans un rapport sans cesse inversé de maître à esclave, s’affronte et se confronte à l’abri d’un isolement total et d’un véritable étouffement de la chair, propices à leur enfermement et solitude sacrificielle.
Un embrasement total
Dans ce jeu de miroir abyssal d’un couple à deux faces, le bruit et la fureur y sont partout, le ressassement aussi, et cette tension entre une foi inébranlable dans l’art, comme raison de vivre, et la tentation de l’absolu qui porte en elle le désastre.
De ce texte qui parle à la fois d’isolement et d’envahissement, du silence et du vacarme, du désir de créer et de l’impossibilité qui en résulte, d’amour et de mépris, Séverine Chavrier s’en empare avec un geste fort.
A l’abri d’un embrasement total, la metteuse en scène fait du son (percussions et musique jouées en direct) le cœur vibrant de cette plâtrière aux confins du monde dans laquelle Konrad s’est enfermé pour écrire un improbable traité sur l’ouïe. Les bruits viennent ainsi diffracter l’espace, le sculpter. A l’instar de la vidéo qui est composée comme une pièce de musique, avec ses rythmes, ses effets de profondeur, son alternance entre le mouvement et le plan fixe.
Sans jamais illustrer le récit, les images captent un autre angle, change les perspectives, mélange les échelles, brouille les frontières entre l’espace mental des protagonistes et leur environnement. Et façonne un univers dans lequel le vrai et le faux, le visible et l’invisible cohabitent.
Des arbres de sève et d’écorce viennent épaissir une forêt projetée en vidéo, des oiseaux vivants virevoltent autour d’animaux empaillés. Une étrangeté se fait jour où le réel et le factice se confondent en permanence.
Si la metteuse en scène prend quelques libertés avec le texte, par l’ajout de personnages comme celui notamment de l’infirmière, elle reste fidèle à l’esprit bernhardien et à son ton féroce, ironique et désespéré.
Et dans cette dévastation qui est à l’œuvre, les acteurs : Laurent Papot (Konrad), Marijke Pinoy (Madame Konrad), Adèle Bobo-Joulin (l’infirmière) sont des sentinelles qui tiennent de bout en bout la partition, soutenus par les improvisations d’un percussionniste et les spectres sonores qui envahissent les lieux, depuis le sous-sol jusqu’aux tréfonds de la vallée. Bravo !
Dates : du 16 janvier au 10 février 2024 – Lieu : Théâtre de la Colline (Paris)
Adaptation et mise en scène : Séverine Chavrier