Interview exclusive avec Christophe Honoré – La langue paternelle

Christophe Honoré
Christophe Honoré

Christophe Honoré – La langue paternelle

Si son actualité de réalisateur et metteur en scène est abondante (son adaptation des Malheurs de Sophie date de 2016, son prochain film, Plaire, est en préparation et sa mise en scène de Così  fan tutte, présentée en juin 2016 au Festival d’Aix-en-Provence, ouvre la saison 2017-2018 de l’Opéra de Lille), Christophe Honoré n’avait pas publié de roman depuis Le Livre pour enfants, paru en 2005. Il livre aujourd’hui un nouvel ouvrage, Ton Père, publié en septembre dernier aux éditions du Mercure de France. Père homosexuel d’une fille de dix ans qu’il a choisi de concevoir avec une amie, l’écrivain part d’une anecdote personnelle pour bâtir cette autofiction avouée. Tout commence avec la découverte par l’enfant, un matin, d’un mot punaisé sur la porte de l’appartement : « Guerre et Paix : contrepèterie douteuse ». Face à cette plaisanterie dérangeante, le double fictionnel de l’auteur (qui se présente dès la première ligne sous le prénom de Christophe) s’interroge sur le sens et la portée réels du message, qui suggère une contradiction suspecte entre paternité et homosexualité. Etre à la fois père et gay, cela serait non seulement douteux mais mériterait également d’être rendu visible par un acte de signalement. Cette première marque d’hostilité et de jugement moral est suivie d’une série d’atteintes, de plus en plus intrusives et malveillantes. Le narrateur se fait alors attentif aux signes de brutalité, de sujétion ou d’autorité morale perceptibles autour de lui ; il approfondit l’interprétation des sentences ordinaires, des jugements implicites – tout en cherchant l’identité de la personne qui le menace.
Cette intrigue initiale est pour l’auteur, qui affirme ne pas croire au « modèle familial unique » et pour qui « la vie sentimentale et la vie familiale ne sont pas forcément liées », l’occasion de réduire un paradoxe spécieux qui opposerait homosexualité et paternité. En effet, s’il se montre discret sur sa vie privée, ayant toujours assumé ouvertement son homosexualité sans pour autant revendiquer un militantisme engagé, Christophe Honoré n’est pas resté muet face à la vague homophobe décomplexée qui s’est exprimée très ouvertement dans les médias et le monde politique après que fut déposé le projet de loi ouvrant le mariage aux couples homosexuels, définitivement adoptée au printemps 2013.
Alors que se met en place un virulent mouvement d’opposition au mariage homosexuel et à l’homoparentalité en France regroupant les Organisations familiales catholiques et Droites françaises, mené par les fers de lance La Manif pour tous, Le Printemps français ou l’Institut Civitas, Christophe Honoré signe avec une soixantaine de personnalités du monde culturel français, la tribune « Mariage gay : non à la collusion de la haine », publiée par Le Monde le 17 novembre 2012.
Aujourd’hui, c’est par le biais de l’écriture de soi que Christophe Honoré ouvre la brèche à une réflexion sur l’homosexualité en regard de la conception – génération et création. Ainsi le narrateur, qui souligne qu’ « être pédé ne signifie pas être stérile », revient peu à peu sur les prémices de son désir de paternité : son enfance en Bretagne, ses relations familiales. Relations complexes, notamment, avec un père distant et réprobateur ; rapports de défiance et de honte, où l’affection fait défaut. Mais ce retour aux sources est aussi l’occasion de replonger dans une adolescence jubilatoire, avec l’éveil à la littérature, à l’écriture, à la sexualité. Période dans laquelle on perçoit une énergie folle et ivre d’elle-même ; un plaisir de la séduction et de la sensualité ; une soif de liberté insolente qui s’exprime dans un élan irrépressible vers la vie. Le principe même de la libido est ainsi mis au jour : cette énergie vitale intense – présente très tôt et tout à la fois, chez le narrateur, dans l’homosexualité et dans l’envie aussi précoce qu’évidente de devenir père un jour. Et c’est bien là que réside, dans ce texte, le germe de la paternité : dans cette pulsion de vie ardente qui jamais n’entre en contradiction avec l’orientation sexuelle.
Mais parallèlement à cela, le texte de Christophe Honoré crée une tension contraire entre, d’une part le principe dynamique du vivant inscrit dans le désir, et d’autre part une sexualité auréolée d’un halo funeste. Très tôt, en effet, l’envie entre en conflit avec l’idée même d’être en vie. Une association se tisse entre sexualité et danger de mort, traduite par l’angoisse au moment de faire un enfant : « Depuis mes quinze ans, j’avais été instruit à considérer le sperme comme la matière redoutable, celle qui condamnait à mort, une mort créée par moi et par les autres et si facilement transmise. Je devais tout désapprendre, à la fatalité substituer la chance. » Il n’est donc pas anodin que le roman soit jalonné de photographies d’écrivains ou cinéastes homosexuels, morts du sida entre 1989 et 1994 (dans l’ordre Bernard-Marie Koltès, Cyril Collard, Serge Daney, Jacques Demy, Hervé Guibert, Robert Mapplethorpe et Derek Jarman), à l’époque où Christophe Honoré s’éveillait lui-même à la vie artistique. Entrant silencieusement en résonance avec les détails photographiques de corps masculins érotisés, ces images, annonciatrices d’une mort enclose dans la vie même, donnent à voir la coïncidence d’Eros et Thanatos au sein du désir. Probablement, ces figures sont les phares qui, de chapitre en chapitre, doivent nous guider et éclairer notre lecture « comme l’ombre, projetée en avant, de ce qui doit arriver. »
Ainsi, c’est la paternité en tant que lien de filiation inscrit dans le principe créateur qui se révèle au fil du texte. Ton Père, roman au titre d’une trompeuse transparence, s’offre donc en héritage d’une sensibilité artistique et émotionnelle, profession de liberté, œuvre de fidélité aux aînés disparus, autoportrait mainte fois réfléchi autour des prémices et de la vie portée.

Interview exclusive :
Publik’Art : Tout part dans ce roman d’un fait divers : un mot punaisé sur une porte avec, inscrit dessus, ce qui ressemble d’abord à un jeu de mots, une sorte de devinette, et à partir de là se met en place un questionnement. Les interrogations surgissent, suivies d’interprétations et, peu à peu, on perçoit la violence – violence qui se cache derrière quelques mots a priori anodins, et la malveillance, la menace ou la marque d’oppression qu’on découvre au détour de différentes paroles prononcées. Là, évidemment, on a tendance à penser au Tropismes de Nathalie Sarraute et à ce phénomène qui parcourt son œuvre. Mais quand on dit Sarraute, tout de suite, on évoque un peu une littérature de paranoïaque. Or dans votre texte, j’ai trouvé qu’il y avait une progression, une gradation dans les atteintes : d’abord la blague punaisée sur la porte, acte de désignation ; puis la dégradation insultante d’un courrier ; enfin, la violation de l’espace privé accompagnée d’un acte de dénonciation obscène. Donc une réelle volonté de nuire. Derrière cela apparaît le droit de porter un jugement, de condamner, de prononcer une sentence et ce, dans votre livre, au nom de la parole religieuse. Aujourd’hui, au vu de l’actualité, le fait de saisir les enjeux et le danger enclos dans le fait divers, peut-on vraiment dire que c’est de la paranoïa ?

Christophe Honoré : C’est de la méfiance généralisée, on va dire, plus que de la paranoïa. Ça me plaît beaucoup que vous citiez Sarraute, parce qu’elle est assez peu évoquée dans les commentaires de ce livre. Pourtant, par la manière qu’elle a de démonter des mécanismes de langage pour, justement, mettre à nu des systèmes de domination, des prises de pouvoirs des uns sur les autres, sa lecture m’a été précieuse dans l’écriture de ce livre et, effectivement, le livre se construit comme ça. Même, il y a un chapitre autour d’une parole que j’entends dans un restaurant, sur un « Vous serez gentil… » qui, pour moi, est vraiment construit de la même manière qu’un chapitre de Nathalie Sarraute.
Après, ce principe de la méfiance, ou de la paranoïa, ou de l’aveuglement en contraste, c’est compliqué parce que je pars de faits personnels pour raconter ce livre, et en même temps j’ai tenu à ce qu’il soit désigné comme un roman. C’est-à-dire que j’ai tenu à avoir cette liberté de faire advenir la fiction par moments. Mais je vois bien dans la réception qu’on a parfois de mon livre, même de mes amis , me dire : « On ne savait pas que tu vivais un enfer ». Et j’ai envie de dire : « Non non, je ne vis pas du tout un enfer, tout va bien, j’ai une vie tout à fait heureuse, etc. »
En revanche, si j’observe (et c’est ça que m’a permis l’écriture), si j’observe le monde avec méfiance, en essayant d’être attentif à tous les signes de rejet ou d’hostilité que peut provoquer ma situation de père homosexuel, à ce moment effectivement, sans virer dans la paranoïa, j’ai l’impression de contribuer à un cauchemar parce que soudain ces signes semblent multiples et j’ai l’impression qu’ils m’apparaissent de manière spontanée. Et c’était vraiment la question de ce livre. Je me suis toujours considéré comme plutôt chanceux dans ma vie familiale, je suis ravi d’avoir réussi à faire cet enfant avec cette femme et je fais tout pour que ma vie de famille soit la plus heureuse et la plus joyeuse possible, mais je me suis aperçu à la suite de ce mot punaisé chez moi que j’étais tout de même, aussi, dans un aveuglement. C’est-à-dire que pour bien vivre ma vie de famille, j’ai cessé de regarder tous ces signes qui étaient inamicaux, hostiles ou malveillants. Et c’est ça que j’essaye d’interroger un petit peu dans ce livre. C’est une position – vous avez raison – d’auteur paranoïaque, d’auteur méfiant, et ce que j’essaye d’expliquer aussi dans ce livre, ce qui m’a intéressé, c’est que je suis tombé amoureux de cette méfiance. On a l’impression que cette méfiance devient comme une espèce de maladie à laquelle le narrateur cède, ou comme une histoire sentimentale, comme s’il s’était épris de cet état de méfiance où il a le sentiment qu’on le menace. Ce sentiment-là, je vois bien que c’est l’homosexualité qui en est le terrain fertile, et que ce terrain est labouré évidemment de la part des autres, par des expressions d’homophobie, mais il est aussi labouré par moi, parce que malgré le fait que je m’assume tout à fait comme homosexuel et que j’aie une liberté qui m’a même permis de profaner, dans un sens, l’idée de famille en créant moi-même une famille et en étant père, il doit en rester quand même une espèce d’eau saumâtre qui serait la honte. L’idée de se sentir un peu honteux d’être père, comme si je prétendais à une figure qui n’était pas dans mes compétences. Donc ce mélange entre paranoïa et lucidité est évidemment un balancement dans le livre, ce qui le rend par moments assez drôle. Quand il verse dans la paranoïa, ce narrateur qui se charge sur ses épaules de tous les écrivains homosexuels de sa bibliothèque pour aller les noyer dans le canal Saint-Martin et qui finit par les sauver parce que soudain une chanson de Michel Sardou lui traverse l’esprit… moi, je vois bien quand même ce qu’il y a de ridicule ! Je me dis que les gens ne peuvent pas prendre ça au sérieux, ils voient bien que là, je me moque de moi-même ! Mais c’est toujours cette balance-là qui est complexe : est-ce que je me moque de ce qui m’arrive ? Est-ce que je me moque d’être dans un pays où certaines personnes défilent dans la rue contre moi – malgré tout -, contre ma fille, et contre la vie qu’on mène ? Est-ce que je m’en moque ou est-ce que je les prends au sérieux à un moment, et donc je me présente pour ce que je suis ? En écrivant ce livre j’ai bien conscience que c’est comme monter sur scène et dire : Attendez, vous êtes en train de parler de quelque chose, moi je suis père homosexuel et je pense être peut-être plus légitime que vous pour dire la violence de vos paroles et leur absolue indigence.

PA : J’ai trouvé que la lecture de ce livre poussait aussi à se poser des questions sur la manière dont on perçoit couramment des choses qui, précisément, nous paraissent anodines. Par exemple, on parle d’homoparentalité, mais pas du tout d’ « hétéroparentalité » – à moins de forger un néologisme sur le modèle de… En soi, dans le langage, on induit donc implicitement un lien incontournable entre, d’une part l’orientation, l’activité sexuelle du parent, et d’autre part son lien à l’enfant, comme si c’était concomitant. C’est quelque chose qu’on ne fait pas du tout avec les parents hétérosexuels pour qui il semble évident que la sexualité se vit à l’écart des enfants, si tant est qu’on admette son existence. Quelque chose m’a semblé explicite là-dessus, c’est la mise en scène abominable à laquelle se livre le harceleur, mise en scène d’objets, d’images pornographiques dans la chambre de l’enfant, avec ses jouets, sur des photos transmises à l’école. Là, non seulement l’intimité parentale est violée, mais elle se trouve associée à l’enfance avec le sous-entendu qu’elle la menace. Or, vous montrez aussi dès les premières pages du livre quelque chose qui m’a paru diamétralement opposé, notamment aux premières lignes de votre roman : l’enfant entre dans la chambre, simplement présenté comme un enfant, et c’est seulement à la deuxième page qu’on apprend qu’il s’agit d’une petite fille. Cela est suivi d’une scène, extrêmement belle, d’intimité entre deux membres d’une même famille : « Deux personnes autour d’un lit, cheveux bruns et blancs, cheveux châtain clair, et la plus grande des deux qui fait l’effort de soulever son corps et de venir caler son bassin contre le dos de la plus petite. Geste de consolation. » Ce qu’on voit là, c’est la proximité de deux êtres, parent et enfant. Cette scène inaugurale du matin partagé dans une chambre à coucher, est-ce un moyen pour vous de désamorcer cette fixation sexuelle autour de l’homoparentalité et d’assainir les regards?

C.H. : Oui. En tout cas c’était pour moi très important de démarrer dans une chambre, justement. Dans votre question il y a toutes les réponses, en fait. Parce que c’est bien ça l’enjeu, quand même. Soudain, votre homosexualité devient une espèce de pancarte qu’on associe au fait d’être père, à votre parentalité, et c’est déjà discriminant. Puisque, effectivement, la question de la sexualité des parents d’élèves – qui est quand même réelle, j’imagine bien -, on ne la soupçonne jamais de menacer les enfants. Au contraire même. On trouve que des parents aimants, c’est ce qu’il y a de mieux pour des enfants mais un père homosexuel aimant, c’est-à-dire un père qui couche avec des hommes, certaines personnes trouveront là des arguments qu’ils estimeront être fatals pour bien prouver que ça ne peut que déséquilibrer l’enfant ou en tout cas lui nuire. C’est-à-dire que plus je vais être heureux en amour et sexuellement, en tant qu’homosexuel, plus des gens vont pouvoir penser que ma fille va en souffrir. Et cette discrimination-là, elle est tellement idiote que vous vous dites, je ne peux pas prendre ça sérieusement, et en même temps vous voyez bien que vous avez à lutter contre des lieux communs… Donc je trouvais très important de pouvoir mettre en scène la sensualité de ce père avec sa fille, en étant même incertain sur le fait que ce soit une fille. Parce que j’ai tout à fait conscience que si j’avais eu un garçon, cette homophobie aurait été encore plus forte. Et ça, c’est quand même atroce, vraiment atroce ! C’est comme si on disait à n’importe quelle mère de famille : Ah vous avez un fils ? Ouais… Inceste, hein ! Freud, et tout ça… Vous voyez, c’est tellement goguenard, tellement sexiste et tellement atrocement homophobe qu’il m’a semblé important d’inaugurer ce récit dans cette chambre à coucher. Donc c’est exactement ce que vous dites. Et c’est ce truc que je reprends, après, par rapport à ma conversation avec la mère à la sortie de l’école… C’est-à-dire que soudain, en tant qu’homosexuel, c’est comme si votre présence-même ramenait du sexuel dans un groupe dont on aimerait oublier qu’il comporte du sexuel, qui serait le fameux groupe des parents d’élèves. Quand vous allez assister à une réunion de parents d’élèves, vous avez l’impression que tous ces gens qui sont parents, qui donc ont eu affaire avec la sexualité au moins une fois dans leur vie, c’est l’immaculée conception. C’est comme s’il n’y avait aucun désir, là, qui ne régnait. Et en tant que père homosexuel, forcément, vous êtes désigné comme le parent qui ne penserait qu’à ça, par rapport à eux qui sont comme l’immaculée conception, qui ont des enfants mais qui seraient absolument protégés de toute tentation, de tout désir. C’est ce que le livre essaye d’interroger. Evidemment, la parole spontanée homophobe, ou celle qu’on a pu entendre dans les rues de la part de certains, avec une idéologie quand même religieuse sur la famille, le modèle familial et le fait que si on commence à accepter d’autres modèles, on menace le socle-même de la société, ça c’est une chose réelle. Mais sur des gens a priori très ouverts, a priori très tolérants sur l’homosexualité, soudain vous vous apercevez dans toutes ces petites choses-là qu’ils parient quand même toujours sur votre sexualité comme une chose trop voyante, ou qui est incontrôlable. Et que, malgré tout, la confusion avec la pédophilie – même s’ils luttent contre l’idée – est quelque chose dont ils ne se débarrassent pas complètement. Vous le sentez notamment sur ce mot quand même insensé qu’on accole aux homosexuels, qu’ils sont prosélytes. Et cette idée du prosélytisme de l’homosexualité comme si, parce que vous étiez homosexuel, vous passiez votre vie à essayer de contaminer les autres de votre sexualité, est quelque chose de tellement discriminant, de tellement brutal ! Quand vous ressentez que la société vous dit : vous pouvez vivre ce que vous avez à vivre mais (parce que c’est ce que ça veut, en gros) ne venez pas pervertir nos enfants, ne venez pas influencer nos adolescents, ou nos enfants quand ils auront dix-huit, vingt ans, parce que eux sont purs, et vous allez les amener vers l’impureté et vers la déviance. C’est tellement bête et tellement désobligeant que vous finissez vous-même par intégrer parfois cette idée-là et par, vous-même, vous mettre à l’écart. Je pense au communautarisme par exemple. Les homosexuels se sont beaucoup organisés en communauté, et pas qu’au moment de la lutte contre le sida, mais aussi dans l’organisation des plaisirs, et dans une manière même presque capitaliste d’organiser leurs plaisirs. Je pense que ça, c’est une réponse aliénée des homosexuels à ce que la société attend d’eux, c’est-à-dire qu’ils soient entre eux et qu’ils ne viennent pas contaminer. Et quand vous avancez en tant que père homosexuel, là vous êtes un cheval de Troie abominable pour ces gens-là, parce que vous avancez sur un terrain où ils estimaient que vous n’avez rien à faire. Vous êtes père, vous êtes homosexuel, vous pouvez accompagner des enfants lors de sorties scolaires, vous pouvez inviter leurs propres enfants à des goûters d’anniversaire, et là c’est plus que ce qu’ils ne pouvaient jamais envisager. Et en plus, vous semblez respectable ! C’est certainement ça qui a entraîné les faits que je relate dans le livre, qui a fait que quelqu’un s’est permis de m’agresser de manière frontale.

PA : Justement, il est beaucoup question du regard porté par les autres, puisqu’à partir du moment où des membres de la communauté homosexuelle vont entrer dans la parentalité, dans les comités de parents d’élèves et se mêler, finalement, à la société des bonnes gens, ça pose un problème. Le point de départ de cette fameuse contrepèterie, « Guerre et Paix » qui devient « Père et Gay », c’est d’abord une première figure stylistique associant de deux termes supposés s’exclure, l’oxymore, qui rebondit de l’un à l’autre. Le regard extérieur dit : père et gay, tout comme guerre et paix, ça ne s’accorde pas. Mais ce qui est plus troublant, c’est le moment où le narrateur tombe sur quelques lignes d’un texte de Jean Epstein qui dissocie lui aussi, très précisément, homosexualité et procréation: « L’homosexualité pousse plus loin la différenciation entre l’amour et la reproduction. […] L’homosexualité ou l’impossibilité de procréer n’empêche pas la passion d’exister, elle fait paraître l’amour et la reproduction non plus comme deux parties séparables d’un même tout, mais deux phénomènes différents et distincts. » Est-ce que cette concomitance de parentalité et homosexualité peut paraître « douteuse » d’un point de vue homosexuel même? Le personnage soupçonne quand même un de ses anciens amants d’être l’auteur des actes hostiles… Est-ce que cette association peut sembler « douteuse » au point d’induire le doute chez les personnes elles-mêmes concernées?

C.H : C’est-à-dire que cette espèce de réaction à la norme, qui peut exister chez certaines personnes hétérosexuelles face, justement, à des pères ou à des mères homosexuels, il aurait été idiot de ma part de dissimuler que cette brutalité-là, elle existe aussi d’un point de vue homosexuel. Auprès de certains homosexuels, en tant que père homosexuel, je suis comme un traître. Vouloir un enfant, c’est comme si je refusais d’assumer mon homosexualité et que je voulais singer une vie hétérosexuelle avec enfants, avec famille et j’irai même plus loin : pour les combats LGBT qui ont souvent accompagné les combats féministes post 68, c’est comme si je valorisais une société du patriarcat où je voudrais pouvoir siéger, à mon rôle de père dominant. Je suis plus que dans l’embourgeoisement, je participe à un mouvement de surpuissance des pères sur les sociétés d’aujourd’hui. Donc oui, pendant longtemps j’ai pensé que la personne qui me menaçait était plutôt un ex qui avait mal vécu mon passage à la paternité et tenait à me rappeler à l’ordre. Mais c’est intéressant, et le livre d‘Epstein est vraiment intéressant là-dessus parce que vous savez, il y a eu beaucoup de prises de parole d’écrivains, d’artistes homosexuels – Epstein, il est cinéaste -, qui entre la première et la deuxième guerre mondiale, ont essayé de faire des œuvres militantes, qui étaient quand même des œuvres manifestes, et qui visaient à montrer que l’homosexualité n’était pas contre-nature et qu’il fallait qu’elle cesse d’être un délit. Il y a les auteurs comme Gide, qui va plutôt chercher du côté de la philosophie – « et puis regardez les Grecs », etc. Chez Jean Epstein, c’est très embarrassant parce que c’est profondément misogyne, c’est-à-dire que le travail d’Epstein tend vraiment à dire que les hommes s’intéressent aux femmes juste parce qu’ils ont ce devoir de reproduction mais qu’ils ne peuvent pas ressentir le véritable amour pour ces figures imparfaites que sont les femmes, mais entre hommes. Vous voyez, être homosexuel ne vous garantit pas d’être tolérants. La tolérance elle est très partagée, chez les homosexuels comme chez les hétérosexuels. (rires) Et l’idéologie où l’on convoque des arguments pseudo-philosophiques ou pseudo-historiques, etc… la fragilité de ces argumentations-là, elle existe parfois autant chez les homosexuels que chez les groupes hétérosexuels catholiques… C’était important pour moi de pouvoir les faire figurer dans le livre et de bien montrer que, du coup, les hommes et les femmes homosexuels qui se lancent dans des aventures avec des enfants ont bien conscience, pendant quelques années encore, d’êtres des parias – de toute façon, de chaque côté. Même si d’un point de vue légal on parvient à se débarrasser de la discrimination – on en est loin ! Il suffit de voir ce qu’on entend par rapport à la PMA, qui était quand même une des promesses de Macron… On a un Ministre de l’Intérieur qui vient nous dire : Vous voyez bien que la PMA ça va pas être possible, ça va fabriquer des cousins entre eux qui ne le sauront pas… Mais on sait que la PMA est ouverte du côté hétérosexuel depuis des années et qu’à aucun moment on n’a dit que ça allait former des cousins… L’évolution des mœurs n’est pas une ligne continue, douce et qui va s’accélérer. Elle est chaotique, brisée… Tous ces gens qui ont vécu Mai 68, la libération sexuelle, etc., qu’ils puissent aujourd’hui nous tenir ce genre de discours, c’est assez effrayant : on a l’impression d’avoir plutôt une régression. Ce sont des modèles qu’il faut interroger – par la fiction, par la réflexion et, c’était le principe de ce livre-là, par l’autoportrait, l’autofiction – là, pour le coup, c’est vraiment une autofiction. Parce que j’ai l’impression que ces modèles disent beaucoup sur l’état même de la société.

PA : Par son contenu, ce roman a vocation à être lu par des adultes. Votre texte est, aussi, un livre sur les livres ; un livre qui convoque et cite beaucoup d’auteurs (il y a d’ailleurs toute une impressionnante bibliothèque qui se promène en valise dans Paris…). Pourtant, il y a une branche littéraire qui n’est presque jamais mentionnée bien que je l’aie sentie très présente au fil de ma lecture : c’est la littérature de jeunesse. J’ai trouvé votre style agréablement lisible, accessible, vos mots ont beaucoup de simplicité. Et d’ailleurs, le titre Ton père semble clairement s’adresser à l’enfant. Dans une de vos autres œuvres, destinée au jeune public, le héros – qui est un enfant – se lance dans l’écriture avec cette première phrase : « Tous les écrivains s’appellent papa… » Un autre passage du même texte explique aussi que « les livres, il ne faut les écrire qu’en état de grande urgence, comme des lettres d’amour« . Avec ce texte, signez-vous une lettre d’amour ?
C.H : Dans un sens oui. Ton Père, je vois bien que les gens doivent l’interpréter comme une adresse à ma fille. Mais je ne crois pas que ce soit une lettre à ma fille, en fait, et je crois qu’il s’adresse beaucoup plus aux autres, à ceux qui ne nous connaissent pas, qu’à elle. Après, sur la littérature jeunesse, ce qui est assez étonnant c’est qu’il y a toute une partie dans le livre où je reviens sur mon adolescence bretonne et où je me suis beaucoup appuyé sur un livre pour enfants que j’avais commencé à écrire et que je n’ai jamais réussi à terminer, qui racontait justement mes années de lycée. Je me suis amusé à reprendre des phrases qui appartiennent à cette littérature pour enfants, ça m’amusait de les mettre dans ce livre d’adultes et qu’elles aient un autre rythme que d’autres chapitres du livre. Je fais partie de ces écrivains ou de ces cinéastes qui s’obstinent à essayer de rendre vivants les textes et vivants les films qu’ils font et pour moi, dans cette idée d’être en vie, un livre se doit justement d’être dans l’impureté, dans l’inachevé, dans le contraste, dans les changements de registre, etc. J’aime bien travailler sur cette idée-là et surtout échapper absolument à une littérature de la maîtrise. La littérature pour enfant, assez étrangement, est à la fois une littérature de la maîtrise, puisque vous ne pouvez jamais oublier que vous êtes dans le cadre de la littérature pour enfants, donc c’est une littérature très surveillée, et en même temps c’est une littérature où vous vous permettez un jeu permanent avec le lecteur – ce que vous faites moins en littérature adulte, où vous vous adressez rarement au lecteur. Par exemple j’aimais bien, dans ce livre, pouvoir m’adresser régulièrement au lecteur et presque engager un échange avec lui. Drôle d’échange, évidemment, puisqu’il n’y a que moi qui parle (rires), mais donner l’impression que j’étais à l’écoute de la manière dont on pouvait me lire. Donc, lettre d’amour non, je ne dirais pas que c’est une lettre d’amour… Ou alors, est-ce que ce n’est pas une lettre d’amour aux artistes homosexuels qui ont compté pour moi et qui figurent dans le livre ? Dans ce sens-là, oui, peut-être. Je me sens toujours une espèce de fiancé inconsolable de ces artistes qui m’ont vraiment éveillé à la littérature, au cinéma, au théâtre, qui ont été décimés par le sida et que je n’ai jamais pu rencontrer. Et j’ai bien conscience d’être dans un sens, aussi en tant que père homosexuel, fils de leur œuvre mais aussi des combats des homosexuels qui m’ont précédé. Si aujourd’hui, je parviens à prendre la parole sur ce sujet d’actualité, tout en construisant une fiction et un univers absolument intime et particulier d’un point de vue artistique, c’est parce que j’arrive après eux. C’est un livre qui aurait eu du mal à exister il y a une vingtaine d’années.

PA : J’ai trouvé que leur présence faisait un peu figure d’intersigne, justement…
C.H : Voilà, c’est exactement ça. C’est un peu comme une projection en avant, comme l’intersigne. C’est comme s’ils avaient annoncé ce que j’allais devenir.

Propos recueillis le 25 septembre 2017 à Lille

Ton père Sortie : le 7 septembre 2017
Editions : Mercure de France
Auteur : Christophe Honoré
Prix : 17€ (192 pages)
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NOS NOTES ...
Originalité
Scénario
Qualité de l'écriture
Plaisir de lecture
Benedicte Dacquin
Née en 1981, végétarienne sympathisante du véganisme, Bénédicte s'intéresse à la littérature et à la linguistique, à la photographie, à la danse et à l'art contemporain, au cinéma et au théâtre. Elle aime le rock indépendant, le punk, le Martini et la pole dance.
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1 COMMENTAIRE

  1. Je suppose qu’il parle très bien de la difficulté de la vie en tant que père homosexuel avec la pression sociétale de ravagés dénués de toutes compréhensions mais il ne développe certainement pas les raisons de son homosexualité

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