Ivanov ou la perdition d’un homme dans une mise en scène au galop et cash de Christian Benedetti
Ivanov, l’un des plus grands succès d’Anton Tchekhov, est une pièce de jeunesse dans laquelle tous les thèmes tchekhoviens sont à l’œuvre. On y côtoie déjà la vacuité de l’existence et l’empêchement à se réaliser où Ivanov est la figure centrale, radicale et fatiguée.
Il a essayé d’agir, il a essayé d’aimer, de recommencer avec une autre femme mais rattrapé par la condition humaine, Ivanov a échoué. Là ou même sa première épouse, une jeune juive, qui a renoncé à ses origines pour le suivre, n’est plus pour lui qu’une ombre appartenant au passé et dont le désamour, l’indifférence face à sa maladie, la consument chaque jour un peu plus.
A trente-cinq ans, c’est donc un homme fini, épuisé par toutes ses tentatives avortées, déçu par sa vie amoureuse et familiale, sans énergie et sans volonté. On pourrait rapprocher Ivanov d’un héros romantique par son indécision, sa difficulté à agir, son aspiration à vivre autre chose, son ennui, et la souffrance que tous ces sentiments font naître. Cependant, pour Tchékhov, il n’est pas un héros romantique, il est simplement un homme ordinaire enfermé dans sa lassitude et son indécision. Il n’y a pas chez Ivanov de complaisance dans la souffrance mais une lucidité extrême qui le paralyse et l’épuise.
Les ragots, l’inquiétude liée à son état, le fardeau d’une forme d’impuissance le détruisent peu à peu où un fort sentiment de culpabilité l’assaille et qui n’est pas seulement lié au décès d’Anna Pétrovna. Il évoque, en effet, constamment une faute qu’il aurait commise mais dont il ignore tout. Il ne comprend pas ce qui lui arrive, il ne se comprend plus, il est comme étranger à lui-même.
Et si ce héros négatif, cet anti-héros en proie au doute et à l’effacement, est foncièrement inadapté, déconcertant – traînant sa lassitude au milieu de l’agitation vaine et sans appel des autres personnages livrés à leur vide existentiel – prisonnier de sa lâcheté et de son impuissance face à l’existence, il n’en demeure pas moins foncièrement honnête et impartial dans le dégoût qu’il a de lui-même nous renvoyant à ce qu’il a été et ce qu’il aurait voulu être.
Mais la pièce est aussi l’évocation féroce d’un ordre sociétal en perdition, porteur d’immobilisme, d’enlisement, et animé de sentiments vils où la cohésion du groupe nourrit le drame individuel car si Ivanov porte en lui l’impossibilité d’être seul, il fustige également et sans ménagement l’horreur d’être ensemble.
A travers des personnages secondaires, nous est dépeint une société de petits bourgeois provinciaux décadente et aveuglée par sa bêtise, sa méchanceté, son hypocrisie, sa roublardise, et son antisémitisme que la mise en scène sans complaisance de Christian Benedetti fait entendre.
Ivanov : une figure noire et radicale.
Avide d’argent, de plaisirs et de ragots, ils sont tous dépendants les uns des autres, se montrant incapables d’exister par eux-mêmes et de se réaliser individuellement.
Entre comédie et tragédie, l’écriture du dramaturge se révèle fiévreuse, puissante, consumée dans un étirement où se mêle l’amertume, la lâcheté, la lucidité, la mélancolie, la noirceur et la perte.
Et pour mieux faire résonner le trouble existentiel et la perdition d’une société hystérisée par l’argent, Christian Benedetti signe une mise en scène électrique et rythmée à l’abri d’un décor en mouvement, propice à une déconstruction de l’espace, ainsi qu’aux entrées et sorties fracassantes des personnages.
Une organique incarnation
Un parti pris qui s’inscrit sans fioritures dans la puissance du texte et de son organique incarnation. Le tout scrutant fiévreusement la perdition individuelle comme celle du groupe avec son dépérissement à l’abri de scènes d’affrontement et de mariage raté.
Les 13 comédiens sont tous investis. Vincent Ozanon (Ivanov) est parfait dans un jeu à la présence insondable où ni tout à fait le même, ni tout à fait un autre, il incarne cet homme complexe, ambigu et accablé, porté par un désespérance abyssale. Sa femme (Laure Wolf) a la grâce vibrante de celle qui veut encore y croire. Quant à Yuriy Zavalnyouk, il est magnifique dans le rôle du docteur Lvov, secrètement amoureux d’Anna Petrovna et sûr de ses vérités moralisatrices, tandis que Philippe Lebas incarne le comte Chabelski, aristocrate décadent, cynique et odieux, et que Christian Benedetti insuffle un ton goguenard au sulfureux Borkine, l’intendant sans foi ni loi d’Ivanov.
Dates : du 7 novembre au 1er décembre 2018 l Lieu : Athénée Théâtre Louis-Jouvet (Paris)
Metteur en scène : Christian Benedetti