Julien Green ou la défaite du désir.
Journal intégral, vol 2 et 3, coll. « Bouquins », Robert Laffont, septembre 2021
Considéré à juste titre comme l’un des auteurs majeurs du XXe siècle français, Julien Green connaît depuis plusieurs années une traversée du désert dont aucune main ne semble pouvoir le sauver. De l’injuste sort qui frappe une œuvre pourtant complexe et foisonnante, riche de plusieurs milliers de pages, cette dernière semble porter quelques responsabilités qui méritent d’être éclaircies. Pourquoi donc ce silence autour de Green ? Pourquoi cet ostracisme ? Afin de répondre à ces questions, sans doute faut-il rappeler avec Rilke que « toute gloire est un malentendu », et que la gloire qui entoura longtemps l’œuvre de Green de son vivant n’était pas exempte de méprises qui contribuèrent grandement aux difficultés de sa postérité artistique.
De quelles méprises s’agit-il ? Romancier de la quête spirituelle, hanté par le sentiment d’une faute originelle et l’espoir d’une rédemption, Julien Green ne répugnait pas à se considérer comme un « écrivain catholique », à l’instar de Claudel ou de Bernanos, et l’on peut supposer que cette douteuse appartenance à une famille littéraire aujourd’hui quasiment tombée dans l’oubli n’ait pas été de nature à lui ouvrir les portes du paradis littéraire. Claudel ? Bernanos ? Mauriac ? Hormis une poignée d’historiens de la littérature, de dévots fervents et nostalgiques, qui se penche encore sur ces auteurs que notre siècle oublieux de la transcendance a condamné au silence ? Excommunié lui aussi par ses contemporains, l’auteur de Moïra et de Chaque homme dans sa nuit, aurait donc connu le même sort que ses compagnons d’infortune, et voilà qui expliquerait l’oubli de son œuvre.
Plausible, cette explication ne clôt pas l’énigme d’un destin littéraire où l’ombre l’a sans cesse disputé à la lumière. Pour comprendre le destin de Julien Green, reportons-nous à cette période de l’entre-deux-guerres où naissent ses œuvres les plus éblouissantes- Mont-Cinère, Adrienne Mesurat, Léviathan et Epaves– avant qu’un lent crépuscule ne vienne recouvrir le soleil noir de son inspiration. Est-ce alors que le malentendu a commencé ? Considéré à cette époque comme l’un des écrivains les plus prometteurs de sa génération, Julien Green voyait sa gloire éclore, tandis qu’au même moment lecteurs et critiques commençaient à se méprendre sur les sources profondes de son inspiration et sur le sens même de son œuvre. Romancier du désespoir et de l’absence de dieu, comparé tantôt à Kafka, tantôt à Dostoïevski, tantôt même à Camus, l’écrivain voyait ses romans exposés aux débats de l’époque, placés au cœur d’une constellation historique à laquelle ils demeuraient en vérité fort étrangers. Et c’est ainsi que peu à peu, inexorablement, Green, cessa d’être un contemporain de son siècle.
Un écrivain inactuel ?
Kafka ? Dostoïevski ? Camus ? Pour appréhender l’œuvre de Julien Green, sa rayonnante solitude au cœur du XXe siècle, tournons-nous vers le passé plutôt que vers le présent, plongeons dans les profondeurs d’un XIXe siècle qu’il affectionnait, lui qui avouait souvent « s’être trompé d’époque comme on se trompe d’étage. » Inactuel Green ? Qu’il suffise pour s’en convaincre de relire le Voyageur sur la terre, Mont-Cinère ou encore Léviathan, et plus aucun doute ne subsistera sur les racines lointaines de son œuvre. Sous l’apparent réalisme de ces romans, en dépit de leurs possibles affinités avec le sentiment contemporain de l’absurde et de la déréliction, c’est bien d’un XIXe siècle mâtiné de ferveur mystique et de puritanisme que s’inspire le jeune écrivain, lecteur enthousiaste de Hawthorne et de Poe. Ecrivain du présent, mais homme du passé, Julien Green aurait-il raté la marche du siècle ? Est-ce une telle méprise qui condamne aujourd’hui son nom à l’oubli ? Reconnaissons que si la grandeur de son œuvre lui offre une place indélébile dans l’histoire, le personnage central de ses romans est bien l’individu divisé et tourmenté du XIXe siècle, non l’homme libre et souverain, émancipé du conflit moral, qui sera la conquête la plus remarquable de la littérature contemporaine.
Le Journal intégral.
Si le romancier puise son inspiration dans l’Ancien monde, qu’en est-il de l’homme lui-même ? Longtemps tenue secrète, la publication en 2019 du Journal intégral de l’écrivain offrait enfin la perspective d’une connaissance plus complète de Julien Green. Qui était l’auteur de l’Autre sommeil ? Qui donc se cachait derrière le visage placide de l’écrivain catholique, de l’académicien en costume sombre, du bourgeois de la rue Vaneau ? A la manière d’un patient effeuillage, le premier volume du Journal offrait pour la première fois un portrait de Green dont aucun lecteur n’aurait pu pressentir la surprenante modernité. C’est que les quelque mille trois cents pages de ce journal écrites d’une main cristalline n’omettent rien du quotidien du jeune écrivain, partagé entre l’élaboration patiente de son œuvre et le tumulte d’une vie affective et sexuelle menée dans l’effervescence de l’entre-deux-guerres : amants de passage, drague diurne et nocturne, partouzes et maladies vénériennes, ferveur amoureuse et contrition intime, la substance même d’une vie d’homme et de créateur se trouvait consignée avec une précision et une sincérité forçant l’admiration. Accueilli diversement par la critique, suscitant tantôt le scandale et la réprobation, tantôt l’enthousiasme et le respect, ce volume avait au moins le mérite de révéler un visage totalement nouveau de l’écrivain. Romancier puritain ? Homme du passé ? Mystique ? Anachorète ? Rien de tout cela ! Dans ces pages admirables de beauté et de force, c’est bien un Julien Green d’aujourd’hui qui apparaissait au grand jour, un contemporain de notre XXe siècle, prêt à assumer la plénitude de ses désirs et le risque de sa liberté. Contemporain de Gide et de Montherlant, en somme, frère de plume et de sang de ces figures de proue en lesquelles notre époque peut encore se reconnaître.
« Toute ma vie »
Cette liberté était-elle un feu de paille ? Une brève flambée ? Reconnaissons que les volumes 2 et 3 du Journal (1940-1950), récemment publiés en septembre 2021, dépeignent un Julien Green nettement moins éclatant, comme gangrené par le mal insidieux de la honte et du remords, en lutte perpétuelle avec la part la plus vivante de lui-même. Quelle mélancolie ! Quelle tristesse dans ces pages crépusculaires, toute imprégnées déjà du renoncement de l’âge mûr ! Pour comprendre un tel revirement, replaçons-nous dans le contexte de l’époque, prenons la mesure de la crise intime que traverse alors l’écrivain. Nous sommes en 1940, une guerre sévit sur toute la planète. Fuyant son pays natal, exilé au cœur d’une Amérique lointaine, Green s’interroge sur le cours du monde et sur lui-même. Quel sens donner à son exil ? A son existence elle-même ? Quel temps lui est encore imparti pour vivre, aimer, écrire ? Sans doute légitimes de la part d’un homme au mitan de sa vie et de son œuvre, ces questions contraignent cependant l’écrivain à une révision déchirante de son passé. C’est que Green est en proie à une crise spirituelle qui le pousse à jeter sur sa défunte jeunesse un regard à la fois nostalgique et amer, empreint d’un profond sentiment de culpabilité. Que reste-t-il de cette vie vouée au plaisir et à l’insouciance ? Qu’est devenue son âme, autrefois promise à Dieu ? S’est-il trahi, renié, quand il se croyait au faîte de sa liberté ? On lira avec intérêt un document inédit, Todos es nada (1941), sorte de journal spirituel où s’exprime avec une franchise désarmante le conflit sexuel et religieux de l’auteur. Confronté au retour de l’élan mystique de son adolescence, brusquement interrompu par le décès de sa mère, l’écrivain entreprend au plus secret de lui-même l’une de ces remontées spirituelles dont il serait coutumier tout au long de sa vie et qui le laisseront chaque fois plus vaincu, plus divisé avec lui-même, oscillant entre la vaine tentation de l’ascétisme et les appels d’une sexualité indomptable. Quant à son œuvre romanesque, c’est à partir de ce jour qu’elle inclinera vers une forme d’apologétique chrétienne dont l’écrivain avait voulu se défendre dans sa jeunesse. L’homme Ancien est détruit, terrassé par l’homme Nouveau: le saint, le dévot, l’ascète.
Pauvre Green ! En dépit de leur richesse, ces nouvelles pages de son Journal, habitées par une lutte incessante entre l’âme et le corps, constituent moins le témoignage d’une victoire que d’une défaite existentielle. Et c’est dans l’ombre de cette défaite, celle d’une liberté qui n’a pas su s’accomplir, qui s’est reniée en ce qu’elle avait de plus vivant, que Julien Green, écrivain du présent et homme du passé, manque à jamais la marche de l’histoire où son œuvre aurait pu retentir.
Votre article est plutôt remarquable, et d’ailleurs, je m’étais fait un peu les mêmes réflexions à propos de l’œuvre de Julien Green, tout à fait estimable, en effet, mais qui a sombré corps et âme dans l’oubli.
Cela dit, vous développez une idée intéressante sur la « postérité » quand vous dites :
« Claudel ? Bernanos ? Mauriac ? Hormis une poignée d’historiens de la littérature, de dévots fervents et nostalgiques, qui se penche encore sur ces auteurs que notre siècle oublieux de la transcendance a condamné au silence ? »
J’ai toujours pensé que l’écrasante majorité des écrivains de l’entre-deux guerres, en France, ne sont plus du tout lus aujourd’hui ; certes, ils ont été « muséifiés » dans la Pléiade, mais dans ce faux paradis, ils prennent la poussière et sont quasi oubliés.
Qui lit André Gide, de nos jours ?
(Déjà que Julien Green n’arrivait pas à le lire lui-même de son vivant, comme il le raconte souvent dans son « Journal »).
Si on se limite à la France, on peut se poser la question de savoir quels sont les écrivains qui sont justement passés à la postérité (et ils ne sont pas légion).
Alors qui ?
Marcel Proust, oui… mais c’est un peu trompeur car comme le disait une fois Jean-Yves Tadié (grand spécialiste de Proust) :
« Proust est l’exemple type du grand écrivain qui n’est pas lu. »
Comme le dit Julien Green dans son « Journal », il ne comprend pas que Proust ait mis son intelligence monstrueuse à décrire minutieusement « l’homme du monde » (puisque les 4000 pages que compte « La Recherche » sont essentiellement une satire du mondain dans les hautes sphères de la bourgeoisie et de l’aristocratie).
L’entreprise paraît tout de même singulièrement vaine (moi-même, j’ai lu toute « La Recherche » à l’âge de 20 ans, ça m’avait même pris neuf mois, mais c’est un exploit dont je serais plus capable aujourd’hui).
J’ai surtout l’impression que Proust est devenu une sorte d’alibi culturel : on prétend l’avoir lu afin de passer pour quelqu’un d’intelligent et de cultivé.
D’ailleurs, si pas mal de gens ont lu « Du côté de chez Swann », je doute que beaucoup d’entre eux aient été au bout de « La Recherche » pour lire « Le Temps Retrouvé ».
Sinon, qui d’autre ?
Louis-Ferdinand Céline.
Bon, moi, je ne suis pas du tout sensible à l’art de Céline.
Julien Green dans son « Journal » n’a qu’un mot pour Céline : « vide ».
Je pense que c’est surtout « Voyage au bout de la nuit » qui est lu, peut-être aussi « Mort à Crédit », mais ses autres livres ne sont pas lus du tout (Céline n’a jamais été un auteur très populaire).
D’ailleurs, il faut voir avec quelle indifférence a été accueillie, récemment, la nouvelle de la découverte de 6000 pages inédites de Céline : on a vraiment l’impression que la publication prochaine de tous ces inédits n’a pas passionné grand-monde (et je pense que ce sera également le cas quand les livres paraîtront).
Sinon, à part Proust et Céline, on a « Le Petit Prince » de Saint-Exupéry : le plus grand best-seller de tous les temps après la Bible.
Mouais…
Personnellement, je pense que c’est une parfaite nullité… je ne dis pas ça parce que c’est un roman pour enfants… car « Princesse Mononoké » de Miyazaki est un film pour enfants, et c’est un film extraordinaire (l’un des plus beaux films de l’histoire du cinéma), mais « Le Petit Prince », ah, non, franchement…
Et au paradis littéraire, on a également « L’étranger » d’Albert Camus.
Quand j’ai lu « L’étranger », c’était il y a longtemps, j’ai vraiment trouvé que ce n’était pas terrible.
Plusieurs romans de Julien Green me paraissent très largement supérieurs à « L’étranger » :
– « Adrienne Mesurat »
– « Léviathan »
– « Le Visionnaire »
– « Si j’étais vous »
– « Le malfaiteur »
– « L’autre »
– « Le mauvais lieu »
– « Sud » (qui est une pièce de théâtre, certes, mais qui est une des meilleures œuvres de Julien Green).
Un truc, aussi, m’a longtemps amusé : les gens qui prétendent que Luchino Visconti (mon réalisateur préféré avec Hitchcock et Kubrick) a raté son adaptation cinématographique de « L’étranger ».
Bon, d’accord, le film n’est pas terrible (surtout si on le compare à toutes ces merveilles que sont « Senso », « Le Guépard », « Les Damnés », « Mort à Venise », « Ludwig », « Violences et Passions », « L’innocent »), mais le bouquin lui-même n’est pas terrible, je trouve.
D’ailleurs, Visconti, au début de sa carrière, avait très envie de faire en films « Adrienne Mesurat » et « Léviathan » : ah, quel dommage, j’aurais adoré voir ça !
interessante analyse c ‘est toute la grande littérature qyu b’est plus lu . s il n’y avait pas l’école on ne lirait plus les classiques dont Green fait partie. Son journal est un chef d’oeuvre quoi qu’on pense de ce qu’il pense ou dit