La Mélisande possédée de Richard Brunel aux Bouffes du Nord
Richard Brunel livre sa propre interprétation du destin de Mélisande lui évoquant des correspondances avec Barbe-Bleue. Celui d’une jeune femme blessée dont l’âme et le corps meurtris se refusent à l’Amour.
Mélisande, l’une des femmes de Barbe-Bleue donc, a fui son bourreau. En suivant Golaud, elle croit s’assurer une protection mais elle ne trouve que la prison d’une conjugalité oppressante.
L’intrigue originelle est celle d’un amour impossible qui s’inspire de la légende médiévale de Tristan et Iseult. Lors d’une partie de chasse, Golaud, prince au royaume imaginaire d’Allemonde, se perd dans la forêt et rencontre Mélisande en pleurs au bord d’une fontaine. Il décide de la prendre pour femme et rentre dans son château sans ne rien connaitre du passé de son épouse. Mélisande y rencontre Pelléas, le demi-frère de Golaud et très vite ils tombent amoureux.
Golaud, s’percevant du lien qui réunit les deux jeunes amants, se consume peu à peu dans la jalousie. Rongé par le désespoir et la rage, il tue son frère Pelléas tandis que Mélisande se laisse mourir, emportant avec elle ses lourds secrets, sans que Golaud ne parvienne à établir la vérité des sentiments qui l’unissaient à Pelléas.
Une musique théâtrale
Une femme dont on ne sait rien, aux prises entre deux hommes, mais une femme qui lutte contre ses démons, qui ne veut pas se résigner allant jusqu’à provoquer Golaud, aimer Pelléas et si mort il y a, c’est une mort choisie, envers et contre toute convention.
Quatre instrumentistes et quatre chanteurs-acteurs (Judith Chemla, le chanteur Benoît Rameau et les comédiens Jean-Yves Ruf et Antoine Besson) donnent corps à cette légende mélodramatique où la musique se charge de l’intériorité de la langue et des émotions qu’elle charrie. Une musique théâtrale qui embrasse la dramaturgie et offre une lecture puissante du chef-d’œuvre de Debussy.
Le compositeur et arrangeur Florent Hubert s’appuie sur une partition pour percussion, harpe, accordéon et violoncelle, qui capte la dimension allégorique, allusive et onirique de l’œuvre tout en préservant une part de parole jusque dans les moments ouvertement chantés.
Une troublante étrangeté
Pour faire entendre cette écriture entre ciel et terre, entre le visible et l’invisible, où le rapport amoureux se joue dans le silence et l’interdit, Richard Brunel installe une troublante étrangeté, qui saisit les personnages aux prises entre un appel intérieur plus fort qu’eux et la réalité contrariée de leur destin. Un univers flottant entre le conte métaphysique et le réalisme qui nous plonge aussi au coeur d’une psyché et d’un traumatisme lointain.
Richard Brunel signe une mise en scène au cordeau, tout en éclat poétique et mouvement chorégraphique, dont le ballet des corps imprime une fluidité et une permanence propice aux réminiscences intérieures et musicales.
Il orchestre une scénographie qui donne toute sa part à la dimension concrète mais aussi allusive et allégorique de l’œuvre, rappelant que le symbolisme de Maurice Maeterlinck a toujours cherché à voir le monde par-delà les apparences. Sur le plateau, le décor cristallise une ambiance crépusculaire et chaotique, dans un environnement et un monde intérieur au bord du gouffre.
De l’intérieur à l’extérieur, d’une pièce du château à l’autre, l’espace scénique plongé dans des lumières de Victor Egéa ouvre ou délimite la perspective et embrasse à merveille le conte métaphorique et sa noirceur. Où ses personnages font corps avec les éléments naturels, opaques du Royaume d’Allemonde dont leur inconscient en est le miroir trouble et réfléchissant.
D’une atmosphère de fin du monde, rappelant le film Melancholia de Lars von Trier ou le cinéma de Tarkovski, au personnage de Mélisande dont on ne sait rien si ce n’est qu’elle a connu des souffrances insondables, la mise en scène se charge du drame énigmatique empreint de mystères, de secrètes motivations et de passion inaccomplie.
Judith Chemla, entre l’ici et l’ailleurs, est une Mélisande femme-enfant à la fragilité de porcelaine tandis que Benoît Rameau (Pelléas) incarne un amoureux candide. Quant à Jean-Yves Ruf, habité dans le rôle de Golaud, il est cet homme à la mélancolie fiévreuse et brisé par la jalousie. Bravo !
Dates : 9 au 19 mars 2023 – Lieu : (Paris) Théâtre des Bouffes du Nord
Mise en scène : Richard Brunel