© Christophe Raynaud de Lage
Théâtre de la Ville du 25 juin au 3 juillet 2015
Après les grandes figures féminines des pièces d’Henrik Ibsen (Nora de la Maison de poupée ou Hedda Gabbler) où Thomas Ostermeier n’a pas son pareil pour décortiquer la dimension symbolique et politique de l’œuvre qui interroge toujours notre présent, le directeur de la Schaubühne trouve dans la Maria Braun de Fassbinder, une autre héroïne tout aussi emblématique.
Un spectacle puissant, très accompli, où la réalité matérialiste d’hier rejoint celle d’aujourd’hui et dans un radicalisme tout aussi implacable
Où sa quête d’identité et de reconnaissance vont se confronter à un ordre économique aussi manipulateur que dévastateur.
À la fois dense et fluide, cette adaptation du chef d’œuvre de Fassbinder est menée d’une main de maître et portée par des acteurs impeccables dont l’incandescence d’Ursina Lardi irradie le plateau.
Sorti dans les salles de cinéma en 1979, Le Mariage de Maria Braun retrace l’existence d’une femme, en Allemagne, pendant la fin de la Seconde Guerre mondiale jusqu’au milieu des années 1950.
Epouse d’un homme qu’elle croit mort au front, Maria Braun prend un amant, Bill. Ce dernier est américain, et le couple tombe amoureux. Quand le conjoint qu’on croyait mort réapparait, tout se complique, puisque Maria, en voulant porter secours à son mari qui les a surpris, tue Bill pour le défendre. Alors qu’elle est accusée, c’est son mari qui se déclare coupable à sa place et se retrouve en prison. Entre temps, Maria devient la maîtresse de son patron.
Et dans cette Allemagne en reconstruction, Maria Braun s’affirme la tête pensante de l’entreprise, tout en restant lié à son mari qu’elle visite régulièrement. Mais elle va payer très cher sa réussite sociale car si elle a cru pouvoir s’imposer dans un monde d’hommes en les manipulant par arrivisme, elle sera vite rattrapée par leur machisme et leur trahison tout en ayant perdu toute aptitude au bonheur.
Le film s’achève par la victoire de la RFA lors de la Coupe du monde de football en 1954. Cet épisode marque ainsi la fin de l’après-guerre et met en lumière une Allemagne a nouveau sûre d’elle même où la domination masculine/hégémonique reprend ses droits, abandonnant alors Maria Braun à sa perdition.
Sous couvert d’une intrigue romanesque et mélodramatique, Fassbinder décrit avec une profonde ironie l’Allemagne d’Adenauer et de la reconstruction tout en dénonçant le cynisme des comportements humains qui la jalonne.
A travers ce destin de femme transfiguré par le cinéaste en observateur acéré, il pointe sans concession une société allemande qui, incapable de regarder en face son passé nazi, tente d’en effacer les stigmates à l’abri d’un miracle économique sans foi ni loi qui asservit, broie et isole.
Installant l’intrigue dans un espace ouvert en constante évolution à l’instar d’une recomposition économique en pleine mutation et resserrée autour de cinq comédiens (Ursina Lardi incarne Maria ; Thomas Bading, Robert Beyer, Moritz Gottwald et Sebastian Schwarz prennent en charge les 24 autres protagonistes), Thomas Ostermeier instaure une mise en scène dynamique, quasi cinématographique, où l’on passe d’une situation à l’autre en un mouvement aussi vif que percutant. Le dispositif scénique ingénieux se compose de nombreux fauteuils de style fin des années 1950 qui se transforme tantôt en un intérieur, un train ou un restaurant et de voiles/panneaux qui ferment la scène.
Chaque interprète masculin passe ainsi d’un rôle à un autre (féminin y compris) à l’aide d’un accessoire, d’une coiffe ou d’un élément de costume tandis que la vidéo vient aussi soutenir et illustrer la temporalité mouvante.
Un spectacle puissant, très accompli, où la réalité matérialiste d’hier rejoint celle d’aujourd’hui et dans un radicalisme tout aussi implacable…