
« L’Intruse et les Aveugles » : les deux diamants noirs de Tommy Milliot
Tommy Milliot relève le défi de mettre en scène deux pièces emblématiques de Maurice Maeterlinck : « L’Intruse » et « Les Aveugles ». Il s’empare à l’abri d’un geste fort de la langue de Maeterlinck (1862-1949), dont les personnages semblent toujours en proie à une force invisible et mystérieuse.
En faisant le choix d’un minimalisme tranchant et d’une épure qui confine au vertige, Tommy Milliot, le nouveau directeur du Centre dramatique de Besançon, nous plonge au cœur d’une exploration humaine, si propre au symboliste belge, et aux prises avec les forces incontrôlables et sans appel du destin.
Les ombres omniprésentes, les corps statiques, les silences oppressants : tout concourt à créer un univers inquiétant et envoûtant, entre l’ici et l’ailleurs, la présence et l’inconnu.
La mort est toujours présente dans ces deux courts drames dit « statiques ». Dans la première, elle survient au sein d’une famille rassemblée pour veiller une femme dont l’accouchement récent fut difficile. Les membres de la famille échangent sur ce silence assourdissant qu’il faut pourtant préserver, pendant que l’aïeul parle d’une présence inquiétante et tandis que l’on continue à le contredire, l’Intruse approche.
Dans la seconde, la mort est là d’emblée bien que seul le spectateur le sache : le guide de douze aveugles a en effet péri, laissant ces derniers seuls dans une forêt septentrionale. Et submergés par la perte de leurs repères, ils et elles s’interrogent. L’attente fait naître l’inquiétude, et développe leur attention sur le moindre son perçu dans les arbres ou plus loin dans le ciel, sur le moindre frôlement d’une main.
Le défi est de taille car comment rendre justice à ces textes symbolistes, tout en les inscrivant dans une résonance qui ne les trahisse pas ? Milliot, avec une radicalité certaine, parvient à nous offrir une lecture à la fois fidèle et marquante de ces œuvres.
Il les aborde comme un thriller, où les personnages s’interrogent sur ce qui se passe, sans avoir de réponse, dans une tension graduée et puissante. Nous sommes témoins de leur confrontation à ce qu’ils pressentent, jusqu’à la révélation de la crise – la mort de la mère, la découverte de celle du prêtre. La notion de rythme est ici capitale et d’une construction chirurgicale.
Un procédé dramaturgique qui donne toute sa part à la dimension concrète mais aussi allusive et allégorique de l’œuvre, rappelant que Maeterlinck a toujours cherché à voir le monde par-delà les apparences.
« L’Intruse » : Une tension palpable
Dès les premières minutes, la mise en scène de « L’Intruse » nous plonge dans une atmosphère oppressante. Le décor, épuré à l’extrême, se compose de quelques meubles disposés de manière à accentuer l’isolement des personnages. La lumière, tantôt crue, tantôt tamisée, installe d’entrée une ambiance crépusculaire et mortifère, propice à un environnement et un monde intérieur au bord du gouffre.
Les comédiens, dirigés d’une main de maître sont d’une justesse impressionnante. Leur jeu, tout en retenue et puissance intérieure, laisse transparaître une angoisse sourde, une peur diffuse qui imprègne chaque réplique. La présence de l’intruse, bien que jamais visible, est omniprésente, telle une ombre menaçante planante au-dessus des protagonistes.
« Les Aveugles » : Une plongée dans le néant
Avec « Les Aveugles », le metteur en scène pousse encore plus loin l’exploration des ténèbres intérieures. La scène, plongée dans une semi-obscurité, et d’une abstraction renforcée dans le pur esprit symboliste et la perte des repères naturalistes, devient le théâtre d’une quête désespérée de sens.
L’action prend place dans une forêt, sur une île, un lieu clos et inconnu des protagonistes. Tout se joue donc dans cet espace extérieur, où ils sont enfermés comme à l’intérieur d’eux-mêmes. Où la cécité est une métaphore de l’ignorance humaine face à sa propre finitude.
Les comédiens, privés de la vue, doivent alors se fier à leurs autres sens pour naviguer dans cet espace hostile. Leur performance, d’une intensité rare, nous fait ressentir leur désarroi, leur peur, mais aussi leur résilience. D’une rigueur impressionnante, les acteurs portent à l’unisson cette troublante humanité en proie à l’attente et à l’inquiétude.
Dates : du 29 janvier au 2 mars 2025 – Lieu : Comédie-Française Vieux-Colombier (Paris)
Mise en scène et scénographie : Tommy Milliot