« Mémoire de fille » : trois voix pour le dire

Mémoire de fille" : trois voix pour le dire
©-Monika-Rittershaus-coll.-Comédie-Française

Mémoire de fille » : trois voix pour le dire

Depuis 35 ans, Annie Ernaux, lauréate du prix Nobel de littérature en 2022, se raconte, elle, son père, sa mère, ses amants, ses années.

Dans « Mémoire de fille », publié aux Éditions Gallimard, Annie Ernaux explore en profondeur les dédales de la mémoire. L’écrivaine part à la recherche de l’été 58 et des deux années qui ont suivies. Elle a dix-huit ans.

Le texte puissant fait alterner le « je » désignant la Annie Ernaux d’aujourd’hui à un impersonnel « elle » qui désigne la jeune femme qu’elle fut.

Monitrice dans un centre de vacances, Annie Duchesne connaît sa première expérience sexuelle, désastreuse, avec le « chef » de 22 ans et, aussitôt abandonnée par l’amant fantasmé, méprisée par ses camarades, elle tombe dans les bras d’un autre garçon. Désir de libération doublé de l’épreuve de l’humiliation : s’ensuivent des périodes d’aménorrhée et de boulimie, mais aussi la prise de conscience, après sa lecture du Deuxième Sexe de Simone de Beauvoir, de son rapport à la soumission. « Avoir reçu les clés pour comprendre la honte ne donne pas le pouvoir de l’effacer », dit l’autrice qui a mis plus de vingt ans à écrire sur ce qui est resté pour elle « un trou inqualifiable ».

Un ballet narratif, plastique et sensoriel

Sur le plateau trois corps, trois voix de femmes composent un espace mémoriel : la voix de la jeune fille en 1958 (Coraly Zahonero), qui retranscrit l’exactitude des sensations éprouvées, des paroles prononcées, des gestes effectués, celle de l’écrivaine aujourd’hui (Anne Kesler), portant un regard sans concession sur ce passé et une voix sociétale (Clotilde de Bayser) qui contextualise les années 1950 avec le rôle assigné à la femme (objet) ainsi que les rapports entre les garçons et les filles mais aussi l’éducation des parents.

Autant d’échos qui s’entremêlent dans un effet de mémoire multipliée et une défragmentation du réel. Où une introspection à bonne distance, à l’abri de phrases courtes et acérées, opère une traque du souvenir dans l’objectivité des faits et leur questionnement sous l’angle d’un recul analytique aux prises avec les composantes sociétales d’alors.

Patriarcat, domination masculine, déni du plaisir féminin, quête irrépressible d’émancipation et jugement moral d’une société sclérosée s’évoquent en filigrane.

Et dans ce théâtre de remémoration, Silvia Costa qui a longtemps travaillé auprès de Romeo Castellucci, grand ordonnateur d’images et sensations sidérantes, orchestre un ballet narratif aussi plastique que sensoriel. Là où le rituel des réminiscences, les déplacements, la symbolique des objets, les clairs obscurs, la gestuelle, les éclipses, la musique entêtante, les images abstraites font corps avec le texte et sa déflagration aussi intense que percutante. Bravo !

Dates : 7 juin au 16 juillet 2023 – Lieu : Théâtre du Vieux-Colombier (Paris)
 Mise en scène : Silvia Costa

NOS NOTES ...
Originalité
Scénographie
Mise en scène
Jeu des acteurs
Amaury Jacquet
Si le droit mène à tout à condition d'en sortir, la quête du graal pour ce juriste de formation - membre de l'association professionnelle de la critique de théâtre de musique et de danse - passe naturellement par le théâtre mais pas que où d'un regard éclectique, le rédac chef rend compte de l'actualité culturelle.
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