« Une Mouette » réinventée au Français sous le regard fébrile d’Elsa Granat

"Une Mouette" réinventée au Français sous le regard fébrile d’Elsa Granat
Photo Christophe Raynaud de Lage, coll. Comédie-Française

« Une Mouette » réinventée au Français sous le regard fébrile d’Elsa Granat

Dans « La Mouette », Anton Tchekhov (1860-1904) fait de l’art et de l’amour le terrain de prédilection des passions inaccomplies et des désillusions.

Celles notamment de Nina, une jeune fille qui rêve d’être actrice mais dont la vocation sera détruite par une trahison amoureuse, ou celles de Constantin Treplev, épris de Nina qui en regarde un autre. Treplev est un jeune auteur épris d’absolu en quête de reconnaissance et de l’amour d’Irina, sa mère, comédienne célèbre, qui le méprise ouvertement et n’a d’yeux que pour l’écrivain en vogue, Trigorine, son amant.

Trigorine représente un art conventionnel, souvent auto-satisfait, un art reconnu mais qui manque cruellement de radicalité, de liberté et sans doute de passion, à l’inverse de celui de Constantin qui se cherche et veut révolutionner le théâtre, témoigner d’un engagement, au risque d’être ridicule, superficiel et dérisoire dans son art.

Une rivalité qui embrasse alors une expérience humaine avec ses non-dits et ses conflits intérieurs, où le spectacle donné par Treplev devant ses proches qui se transforme en un manifeste pour un théâtre avant-gardiste, est fustigé par sa mère.

Si les liens intimes et la condition d’artiste sont mis à mal, l’amour y est aussi compliqué : l’instituteur aime Macha qui aime Constantin qui aime Nina qui aime Trigorine, lequel fait semblant d’aimer Arkadina.

Un geste fort

De cette Mouette, Elsa Granat ose un geste iconoclaste : triturer Tchekhov pour mieux révéler l’ossature tragique d’une pièce que l’on croit connaître. Sa version, à la Comédie-Française, n’est pas une simple relecture, mais un acte de résurrection par l’anachronisme. En ajoutant un préquel (qui révèle les débuts chaotiques d’Arkadina, jeune mère contrainte de sacrifier son rôle parental à sa carrière) et un épilogue inédits, elle fracture le réalisme tchekhovien pour interroger la transmission artistique et les cicatrices familiales.

Et ainsi revisite l’ellipse tragique de la fin (ce fameux coup de feu sec) par un monologue d’Arkadina. Un choix risqué, presque sacrilège, qui transforme la mère égoïste en victime d’un deuil impossible. La pièce bascule alors dans une dimension méta-théâtrale : et si le vrai drame était l’impossibilité de dire l’indicible ?

Elsa Granat opère un renversement de perspective en faisant d’Arkadina et Nina les pôles magnétiques du drame. Leur jeu hors d’un prisme mélancolique – cris, gestes saccadés, rires nerveux – incarne un ici et maintenant rageur, loin du naturalisme feutré. La scène d’ouverture, où Tréplev clame « Ma mère ! » avec une ironie mordante, installe d’emblée un rapport de force crépusculaire.

Une version qui met donc en lumière les luttes et les aspirations des personnages féminins. Les figures de Nina et de Macha ne sont pas seulement des êtres accessoires dans le récit des hommes, mais des personnages complexes, porteurs de désirs, d’angoisses et de rêves. Granat explore leur quête d’identité et de reconnaissance dans un monde où leurs voix sont souvent étouffées.

Une troupe hardie et organique

L’ajout des scènes (la jeunesse d’Arkadina, le régisseur fantôme) s’attache à l’envers du décor des héros, à leurs fantômes intimes. La scénographie, paysage mental, entre espace onirique et lac spectral, devient une métaphore de la mémoire intérieure. La bande-son éclectique et classique (Janis Joplin à Haendel) ancre le texte dans une intemporalité et une urgence à vivre.

Le dispositif scénique de Suzanne Barbaud — une toile peinte manipulable, un lac artificiel noir — ne décore pas, il déconstruit. La toile, tantôt paysage russe, tantôt rideau de scène, devient un personnage à part entière : elle rappelle que « La Mouette » est aussi une pièce sur l’art et la création, le théâtre et son artifice aux prises entre le réel et la fiction.

Avec cette adaptation, Elsa Granat fait de « La Mouette » une fable sur l’obsolescence des formes. En écho à Treplev qui voulait « tuer le théâtre », Granat le secoue pour mieux le réincarner en laboratoire organique. Sa Mouette ne vole pas – elle se jette en piqué, et c’est dans cette chute et son étourdissement que réside sa dimension transgressive et tragique.

La direction d’acteurs est à saluer par son intensité et ses ruptures. Elle fait de la pièce un espace de lutte et de réinvention, où chaque interprète, loin de la simple illustration, insuffle une physicalité et un mouvement polyphonique au désastre qui court.

Marina Hands en Arkadina brûle littéralement la scène. Possédée d’un art total, tour à tour solaire et corrosive, elle oscille entre cabotinage mélodramatique (voix projetée, gestuelle théâtrale) et fêlure intime d’une densité palpable, passant de la séduction à la vulnérabilité en une fraction de seconde. Son isolement intérieur, ses éclats de voix, ses regards fuyants, traduisent toute l’ambivalence d’une mère-actrice déchirée entre blessure, désamour et narcissisme.

Dans le rôle de Tréplev, Julien Frison est d’une justesse ardente : sensible, idéaliste et désespéré, il porte de tout son être, la fureur et ce manque irréparable.

Adeline d’Hermy (Nina) compose une Nina dévorée, traversée de spasmes émotionnels, passant de l’enthousiasme lumineux à la détresse la plus noire, dans une partition où le corps parle autant que la voix.

Quant au reste de la distribution, elle n’est pas en reste où chacun dessine sa partition dans un élan hardi et à l’unisson, qui donne à cette Mouette une empreinte exceptionnelle.

 Dates : du 11 avril au 15 juillet 2025 – Lieu : Comédie Française (Paris)
Mise en scène : Elsa Granat

NOS NOTES ...
Originalité
Scénographie
Mise en scène
Jeu des acteurs
Amaury Jacquet
Si le droit mène à tout à condition d'en sortir, la quête du graal pour ce juriste de formation - membre de l'association professionnelle de la critique de théâtre de musique et de danse - passe naturellement par le théâtre mais pas que où d'un regard éclectique, le rédac chef rend compte de l'actualité culturelle.
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