À l’opéra Bastille, Ludovic Tézier en majesté
En montant aujourd’hui Hamlet, l’opéra romantique d’Ambroise Thomas (1868), sur un livret de Michel Carré et Jules Barbier, Krzysztof Warlikowski retrouve l’univers shakespearien de ses débuts qu’il affectionne. À ceci près que dans la version opératique, Hamlet ne meurt pas et devra vivre lesté du poids du meurtre de son oncle, de la mort d’Ophélie et de celle de son père.
Un livret qui s’éloigne aussi de la vision politique de Shakespeare car il se focalise sur l’intime, scrutant la relation existante entre ce fils de roi et sa mère ainsi que les ravages intérieurs de la perte du père et de celle d’Ophélie.
En figurant l’action dans un hôpital psychiatrique qui se déploie à partir d’un flash-back inaugural où Hamlet cohabite avec d’autres pensionnaires, Warlikowski refait le film et fouille, sans relâche, une mémoire dont les réminiscences, à l’instar des tourments qui l’assaillent, n’en sont que plus dévoratrices, entre remémoration et hallucinations. Un coup de maître.
Un Hamlet de l’intime
La scène d’ouverture pose les jalons. Inscrite dans l’aujourd’hui, on y voit Hamlet, cheveux gris, vêtu d’un vieux gilet qui partage la pièce d’une salle commune avec la reine, sa mère âgée à la silhouette fatiguée, assise dans un fauteuil roulant et prostrée devant un écran de télévision. Image saisissante qui voit deux personnages isolés et retirés du monde dans un lieu carcéral renvoyant à un univers mental où des êtres fantomatiques vont et viennent dans un couloir sombre et sans issue.
Lorsque fait alors soudainement irruption dans une séquence éblouissante, une foule d’invités constituée du chœur et venue célébrer le couronnement du nouveau roi Claudius, recadrant l’intrigue à son point de départ. Elle inaugure un sens aigu de la rupture dont ne se départira plus la mise en scène dans un geste aussi théâtral que cinématographique, propice à une mise en abyme vertigineuse de la psychologie des protagonistes.
Pour devenir roi du Danemark, Claudius a tué son propre frère et épousé sa veuve, Gertrude. Hamlet, le fils du roi assassiné, aime Ophélie mais il doit accomplir la vengeance que le spectre de son père lui réclame. Ophélie, se croyant délaissée, sombre dans la folie et meurt noyée, au grand désespoir d’Hamlet.
Une mise en scène électrisante
Un spectre qui n’en a pas fini de hanter Hamlet et à l’origine d’une accumulation de drames intimes dont il est et restera jusqu’à sa mort le dépositaire. Hamlet empreinte à la figure de Sisyphe. Il porte en lui des fantômes qui ne le lâchent pas. « The time is out of joint » déclare Hamlet sous la plume de Shakespeare. « Le temps est détraqué » chez Hamlet le survivant qui fait figure d’énigme. Car tout semble se mêler et se troubler dans cette configuration existentielle dont il est à la fois le protagoniste, la victime et l’instigateur.
Pour nous plonger dans les arcanes de la psyché et des âmes torturées des protagonistes, le metteur en scène crée avec la décoratrice Małgorzata Szczęśniak, un espace éclaté, d’une grande maitrise formelle, propice au découpage temporel et au déploiement d’un paysage mental aussi ravageur que traumatique. Où les décors, les lumières, la vidéo et les costumes convoquent à la perfection des images spectrales, en projection totale avec cette histoire de folie intérieure et d’introspection.
A l’abri d’un immense espace installé sur la scène qui laissera voir le plateau en plusieurs lieux (la salle commune avec ses pensionnaires, une chambrée, un couloir latéral carcéral), déferle en visions kaléidoscopiques la tragédie d’un homme incapable d’exister par lui même et d’écrire une vie libérée de ses parents. Elle focalise une impossible émancipation face à la figure paternelle complexifiant d’autant plus le lien à la mère et son emprise complexe qui voit Hamlet se confronter à la situation freudienne d’Œdipe, tiraillé entre amour filial et son propre désir.
Le tout emmené par un plateau vocal de haut vol avec en premier lieu le baryton Ludovic Tézier dans le rôle titre qui impose une puissance vocale et un jeu théâtral de premier ordre, au plus près des ambiguïtés et des interrogations existentielles de son personnage. Lisette Oporesa, à la voix d’or, révèle une Ophélie de caractère face à une passion dévastée tandis qu’Eve-Maud Hubeaux donne à la reine Gertrude une stature et une fêlure dans une tessiture riche en tonalité. Jean Teitgen campe quant à lui un Claudius solide, à la diction sans faille.
Dans la fosse, Pierre Dumoussaud cisèle d’un geste sûr et souple la partition dont il traduit avec finesse le caractère pluriel et composite de l’œuvre. Bravo !
Dates : 11 mars au 9 avril 2023 – Lieu : Opéra Bastille (Paris)
Mise en scène : Krzysztof Warlikowski
article génial !!!!