« Derniers remords avant l’oubli », le théâtre écrit et universel de Jean-Luc Lagarce
La notoriété de Jean-Luc Lagarce, metteur en scène et dramaturge, mort prématurément du SIDA à l’âge de 38 ans en 1995, n’a cessé d’augmenter depuis sa disparition. S’il n’a pas été reconnu de son vivant comme un auteur important, c’est que son langage théâtral était trop en avance, trop en décalage sur son époque. Aujourd’hui, c’est un auteur majeur qui, avec sa pièce chorale « Juste la fin du monde », a fait son entrée en 2008 au répertoire de la Comédie-Française, dont la langue singulière et musicale, qui creuse en profondeur, l’identifie immédiatement. Une forme stylistique faite de variations et de répétitions où la parole qui bute, trébuche, se reprend, sacralise, à elle seule, la dramaturgie à travers un dialogue ressassant, qui porte à son paroxysme la difficulté à être et à dire.
« Derniers remords avant l’oubli » met en scène un trio qui s’est aimé dans les années 70 avant de se séparer. Pierre (Thibault Infante), Paul (Adrien Lefebure) et Hélène (Gaëlle Monard) ont vécu ensemble il y a vingt ans. Après le départ de Paul et d’Hélène, Pierre est resté seul dans la maison commune. « Je n’ai rien fait, je suis resté là. Je gardais cet endroit, ici. C’est là que nous avons vécu et rien d’autre ». dit celui-ci. Paul et Hélène, eux, se sont mariés séparément, ailleurs. Aujourd’hui, ils reviennent chez Pierre encombrés de leurs nouvelles familles. Il y a le mari d’Hélène, Antoine, joué par Philippe Briouse, attaché commercial, et sa fille Lise (Paula Denis) ainsi que la femme de Paul, Anne (Valérie Descombes). Les revenants sont là pour débattre du devenir de cette maison. Hélène a besoin d’argent.
La langue en majesté
De nouveau tous réunis, ils vont revenir sur les traces de leur histoire où le passé mis à mal fait naitre les tensions, exacerbe les ressentiments, et cristallise les non-dits, asphyxiant l’espace des retrouvailles.
La mise en scène d’Olivier Pasquier impose son rythme et la proximité du texte dans son appropriation immédiate. La langue est bousculée et va permettre à chacun des six protagonistes d’exposer son point de vue et de défendre sa position. En prolongeant la parole de l’auteur au delà de ce qui est énoncé, on scrute l’insondable de l’écriture que la mise à nu sous tend très justement.
Dans une œuvre où se consument les rancœurs et les actes manqués, le procédé est efficace où les sous-entendus et les silences participent aussi au règlement de comptes qui se joue. Dans cette mise en abîme très vivante où le verbe court de Lagarce qui procède par incises – les personnages reprenant sans cesse ce qu’ils viennent de dire en le modifiant – ce qui lui imprime une cadence fragmentée, on est suspendu à ces échappées verbales et ou monologues révélateurs chez les personnages de leur mauvaise foi, de leur lâcheté, de leur faiblesse et de leur orgueil ou chacun de nous peut se reconnaitre.
Cet impératif de vérité donne également toute sa place à la dérision et au décalage des situations décrites qui, par delà le rire qu’elles provoquent, n’en sont pas moins empreintes de gravité.
Par delà l’incompréhension qui assaillent les personnages, un sentiment de résignation et de solitude se fait jour où le pragmatisme de la vie a balayé implacablement les idéaux et dénaturé les complicités d’hier. Et la troupe, impeccable, avec une mention spéciale à Gaëlle Monard (Hélène) et Paula Denis (Lise), donne à ressentir au delà des mots, des gestes, et des regards, la prose tragique mais tendrement élégiaque du grand dramaturge.
Dates : du 29 juin au 23 juillet 2022 Lieu : A la Folie Théâtre (Paris)
Metteur en scène : Jean-Luc Lagarce