Jacques Weber : un grand Krapp, l’anti-héros de Beckett
Krapp/Jacques Weber, aux allures de vieux clown sorti de nulle part dont la carcasse trop lourde porte toutes les désillusions à l’exception de ce dernier défi à la vie, est affalé devant son bureau.
Il est sur le point d’enregistrer ses réflexions sur l’année écoulée, comme il le fait tous les ans à chaque anniversaire.
Dans un décor minimaliste au mobilier industriel sous un halo de lumière crépusculaire, une séquence muette débute. Ponctuée par des gestes mécaniques et des râles étouffés, elle se charge des habitudes insignifiantes et obsessionnelles du protagoniste et dans lequel son présent s’est arrêté.
Avant de prendre la nouvelle bobine, il réécoute de vieilles bandes enregistrées quelques trente ans plus tôt. C’est lui et pourtant il ne se reconnait pas. Il s’énerve, se montre sarcastique en entendant ses ambitions passées et ses vieux rêves d’amour inaccomplis.
[…] l’univers beckettien et son insondable vertige
Deux espaces-temps se répondent alors dans un étrange dialogue. Celui du passé lorsque Krapp se réécoute, celui du présent lorsqu’on le voit se débattre dans sa détresse et sa solitude infinie, réprobateur ou dédaigneux à ses souvenirs devenus inaudibles, cristallisant implacablement la perte et l’échec des relations humaines.
[…] Jacques Weber, méconnaissable, est grandiose […]
La voix vibrante d’autrefois porte encore une volonté pleine d’espoir, d’illusions et de bonheur possible contre laquelle désormais il fulmine, tempête de soupirs, de railleries et de ressentiments qu’il noie dans l’alcool et une lucidité sans issue.
L’action minimaliste – dépourvue de rares moments de vie, chère à Beckett avec ses silences et ses bruits furtifs, ses mouvements lents décomposés – souligne toute l’incompréhension du monde, porteuse d’une errance impossible et solitaire.
L’écoute de la bande se fait tendue et intense où le vieil homme l’apostrophe de sa révolte salvatrice ou l’interrompt brutalement avant d’en reprendre la méditation ravageuse.
La mise en scène du grand maître Allemand Peter Stein restitue pleinement l’écriture composite du dramaturge au plus près de l’expérience humaine : son dépouillement, jusqu’à son renoncement libérateur.
En clown échevelé et tragiquement humain, Jacques Weber, méconnaissable, est grandiose, théâtralisant à merveille avec son art aigu de la composition et de l’abandon, l’univers beckettien et son insondable vertige.
Dates : du 19 avril au 30 juin 2016 l Lieu : Théâtre de l’Oeuvre (Paris)
Metteur en scène : Peter Stein l Avec : Jacques Weber