« Juste la fin du monde » ou l’impossible parole incarné avec brio au Studio Hébertot
La notoriété de Jean-Luc Lagarce, metteur en scène et dramaturge, mort prématurément du SIDA à l’âge de 38 ans en 1995, n’a cessé d’augmenter depuis sa disparition. S’il n’a pas été reconnu de son vivant comme un auteur important, c’est que son langage théâtral était trop en avance, trop en décalage sur son époque.
Aujourd’hui, c’est l’un des auteurs contemporains le plus joué et traduit dans le monde dont la langue singulière qui creuse en profondeur (originalité de la syntaxe, phrase musicale, à tiroirs, incises), en un mot éblouissante, qui mêle l’intime et la comédie sociale, l’identifie immédiatement.
Une forme stylistique faite de variations et de répétitions où la parole qui bute, trébuche, se reprend, questionne la dramaturgie à travers un dialogue ressassant, qui porte à son paroxysme la difficulté à dire et à être.
Avec sa pièce chorale « Juste la fin du monde » dans une mise en scène de Michel Raskine, il fait son entrée en 2008 au répertoire de la Comédie-Française.
Douze ans après l’avoir déjà créé, Jean-Charles Mouveaux revient à ce spectacle et fait entendre avec justesse et naturel, cette intranquillité du monde, si propre au dramaturge, et que focalise à travers le prisme familial, toutes ses incompréhensions, ses tensions, ses conflits, ses douleurs, ses replis, mais aussi sa force vitale et impulsive.
Une parole impossible
Après une longue absence, Louis, un jeune écrivain de 33 ans, revient en province auprès de sa famille pour annoncer sa mort prochaine. Mais le retour inespéré du fils ainé ne se passe pas comme prévu, plombé par une incommunicabilité trop lourdement ancrée et propice désormais aux rancœurs et aux rivalités non résolues.
Et Louis repartira donc sans avoir pu se livrer, « sans jamais avoir osé faire tout ce mal« , emportant avec lui son lourd secret.
Car très vite, les mots s’aiguisent et les malentendus s’accumulent. Entre confidences, remémoration et non-dits qui touchent au plus profond de l’être, l’écriture ténue de Lagarce toujours précise, ardente, violente, décortique les blessures et les frustrations de chacun qui tente maladroitement, vainement, de rattraper le temps perdu, cristallisant à jamais l’impossible rapprochement.
Des sentiments empêchés
Le verbe court de Lagarce qui procède par incises – les personnages reprenant sans cesse ce qu’ils viennent de dire en le modifiant – ce qui lui imprime une cadence fragmentée, nous suspend à ces échappées verbales révélatrices chez les personnages de leur fragilité et de leur mal-être, où dans un aller-retour émotionnel constant entre les protagonistes se répondent les grandes obsessions du dramaturge : l’abandon, le retour, la mémoire, la solitude, et la mort.
Dans un espace noir constitué de tables empilées dans un angle, dont certaines renversées, se déploie ce retour sur soi (celui de Louis) et les autres où les siens qui ne le comprennent pas, ne l’écoutent pas, nous renvoie à sa différence et à sa solitude extrême.
C’est cette errance et cette réminiscence observées du seul du point de vue du narrateur (Louis) que rend compte avec intensité cette proposition du metteur en scène.
Dans le rôle de Louis, Jean-Charles Mouveaux est magnifique. Il fait pleinement corps avec la langue de Lagarce et son urgence sensible aux infinies résonances, tandis que Philippe Calvario porte toute la colère du monde dans le rôle du frère en mal de reconnaissance. Quant à Chantal Trichet (la mère), Jil Caplan, en alternance avec Esther Ebbo (Catherine, la belle soeur) et Vanessa Cailhol (Suzanne, la petite soeur), elles sont tout aussi convaincantes aux prises avec cette famille et ses sentiments empêchés.
Dates : du 26 avril au 30 juin 2018 l Lieu : Au Studio Hébertot (Paris)
Metteur en scène : Jean-Charles Mouveaux