« La Mouette », un astre noir à l’Odéon

Arkadina (Chloé Réjon), Dom (Sharif Andoura) et Chamraïev (Thierry Paret) assistant à la pièce apocalyptique de Konstantin. (© Simon Gosselin)
Arkadina (Chloé Réjon), Dom (Sharif Andoura) et Chamraïev (Thierry Paret) assistant à la pièce de Konstantin. (© Simon Gosselin)

« La Mouette », un astre noir à l’Odéon

Dans « La Mouette », Anton Tchekhov (1860-1904) fait de l’art et de l’amour le terrain de prédilection des passions inaccomplies et des désillusions.

Celles notamment de Nina, une jeune fille qui rêve d’être actrice mais dont la vocation sera détruite par une trahison amoureuse, ou celles de Konstantin Treplev, épris de Nina qui en regarde un autre. Treplev est un jeune auteur épris d’absolu en quête de reconnaissance et de l’amour d’Irina, sa mère, comédienne célèbre, qui le méprise ouvertement et n’a d’yeux que pour l’écrivain en vogue, Trigorine, son amant.

Dans cette société en sursis, celle de propriétaires terriens plus ou moins désargentés au milieu d’une Russie misérable, certains se jettent à corps perdu dans l’amour ou dans l’art, d’autres se retranchent dans le cynisme ou l’amertume, d’autres encore choisissent l’indifférence. Ils partagent néanmoins la même réalité : celle où les chasseurs tuent les mouettes par désœuvrement ; celle où une actrice, Nina, survit à grand-peine après son aventure catastrophique avec un écrivain célèbre ; celle où Treplev renonce à sa révolte. Tchekhov semble renvoyer les spectateurs à cette question fondamentale : que faire de notre désir de bonheur dans un environnement devenu hostile et peut-être promis à l’écroulement ?

Comment vivre quand on a 20 ans ?

En revenant à « La Mouette », Stéphane Braunschweig interroge donc ce qu’est d’avoir vingt ans dans un monde où l’avenir apparaît si noir et si clivant entre générations.

Celle des artistes établis, prônant un art conventionnel, souvent auto-satisfait : un art reconnu comme par exemple la littérature de Trigorine mais qui manque de radicalité, de liberté et sans doute de passion ; et celle des plus jeunes, qui débutent et qui ne connaissent pas les lois, les règles de la scène, du théâtre, de la narration, mais qui veulent révolutionner le théâtre et l’art, témoigner d’un engagement, au risque d’être ridicules, superficiels et dérisoires dans leur révolte.

Une rivalité qui embrasse alors une expérience humaine avec ses non-dits et ses conflits intérieurs, où le spectacle donné par Treplev devant ses proches qui se transforme en un manifeste pour un théâtre engagé, est fustigé par sa mère. Et si les liens intimes et la condition d’artiste sont mis à mal, l’amour y est aussi compliqué : l’instituteur aime Macha qui aime Constantin qui aime Nina qui aime Trigorine, lequel fait semblant d’aimer Arkadina.

Entre frustrations et acte manqués, chacun des personnages est suspendu à un flot continu d’espoirs et de renoncements. Une quête existentielle qui s’inscrit dans le destin d’un monde perturbé et incertain, où Stéphane Braunschweig ausculte avec finesse les abîmes indicibles et les fuites avortées des protagonistes.

Sur le plateau, un décor de fin du monde, imaginé par Treplev qui porte sa vision funeste, restera en permanence sur la scène dont les éléments et cette idée d’une génération sacrifiée accompagnent le déroulement de toute la pièce. Une scénographie à la résonance parfaite qui télescope le dedans et le dehors, l’ici et l’ailleurs, propice à une temporalité aux prises avec des désirs passionnés, des aspirations enivrantes qui se cognent à une réalité étriquée et sa pesanteur mortifère.

Portée par la traduction enlevée d’André Markowicz et de Françoise Morvan, « La Mouette » résonne pleinement dans le présent où les protagonistes se confrontent au réel. Des extraits de chansons traversent la pièce, cristallisant le spleen des personnages et leur empêchement à être, alors que gronde au plus profond d’eux-mêmes un désir de fuir et de vivre enfin.

Ardent, sensible, désespéré, Jules Sagot est magnifique dans le rôle de Treplev dont il porte de tout son être, la fureur et la blessure de vivre. Chloé Réjon dans le rôle de la mère (Arkadina) est bouleversante d’intensité et de passion contrariée. Quant au reste de la distribution, elle n’est pas en reste où chacun dessine sa partition dans un mouvement à l’unisson qui donne à cette « Mouette » sa dimension générationnelle et sacrificielle.

Dates : du 7 novembre au 22 décembre 2024 – Lieu : Odéon – Théâtre de l’Europe (Paris)
Mise en scène : Stéphane Braunschweig

NOS NOTES ...
Originalité
Scénographie
Mise en scène
Amaury Jacquet
Si le droit mène à tout à condition d'en sortir, la quête du graal pour ce juriste de formation - membre de l'association professionnelle de la critique de théâtre de musique et de danse - passe naturellement par le théâtre mais pas que où d'un regard éclectique, le rédac chef rend compte de l'actualité culturelle.
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