« La Réponse des hommes », fragments d’une humanité
Dans « La Réponse des hommes », Tiphaine Raffier confronte les Œuvres de miséricorde aux affres de la nature humaine et interroge le sens de nos actions morales avec autant d’acuité que d’intensité. Un spectacle virtuose qui s’affranchit de l’exercice de style et nous livre une pièce au souffle sidérant.
De cette matière première donc puisée dans les Œuvres de miséricorde de la Bible, ces actes de charité auxquels les chrétiens sont tenus : donner à manger aux affamés, accueillir les étrangers, assister les malades, vêtir ceux qui sont nus, pardonner les offenses, sauvegarder la création, etc., l’auteure metteuse en scène en retient neuf. A l’instar des neuf titres des histoires qu’elle a écrites et qui vont se succéder sur scène et placer les protagonistes dans des situations de dilemme moral.
Comment faire le bien, quand le réel est si complexe et contradictoire ?
Un univers esthétique et captif
Et à la manière du Décalogue de Krzysztof Kieslowski, Tiphaine Raffier dessine des trajectoires de personnages cabossés qui se croisent, se rencontrent ou pas, mais se font discrètement écho. Les situations banales glissent peu à peu vers des interrogations abyssales, nous confrontant à l’ambivalence de nos sentiments et au vertige que l’on peut ressentir face à l’indéterminisme absolu de nos actes.
Les protagonistes sont en proie à d’impossibles dilemmes, rongés par le doute et la contradiction, à la fois coupables et innocents. Ces histoires s’apparentent à des comtes moraux et immoraux. Où comment le bien et le mal se masquent, se mélangent l’un derrière l’autre, l’un avec l’autre. Et à partir d’un sujet qui semble tout à fait réaliste donc concret, la dramaturge nous entraîne de par son écriture dans une autre dimension, à la lisière d’une étrangeté sensible, où la contemporanéité côtoie l’archaïsme.
Un univers esthétique et captif compose chaque histoire, mêlant intimement le clair-obscur de l’imaginaire (l’inconscient) à la réalité mais aussi les rapports sociaux entre individus. Le plateau se transforme pour nous projeter dans des espaces actuels : cabinet de consultation psychiatrique, salle d’audience de tribunal, prison, lieu de conférence…
Nos certitudes à l’égard de la misère, de la violence, de la déviance sont mises à mal où le spectacle ausculte nos principes éthiques, interroge notre faculté au pardon, pointe les limites de l’empathie et explore nos contradictions profondes. Rarement, le questionnement moral n’aura paru aussi palpitant. Rarement, nos certitudes n’auront été bousculées avec autant d’intelligence.
On découvrira, entre autres, une altruiste militante d’ONG incapable d’aimer son propre bébé, un jeune homme gravement malade espérant la mort de son prochain pour récupérer un rein, un musicologue de talent, attiré comme un aimant par les sorties d’école, une sœur qui, à trop se sacrifier, finit par commettre l’irréparable, ou encore une famille aimante qui va s’entredéchirer à propos d’un secret…
La mise en scène de Tiphaine Raffier se déploie avec fluidité et rythme, où se mêlent vidéo, danse et la musique envoûtante d’Othman Louati interprétée en live par des musiciens de l’Ensemble Miroirs Étendus.
Le texte est ciselé, le ton mordant (et souvent drôle) et la direction d’acteurs au cordeau. Dix comédiens engagés, au jeu parfaitement accordé, et quatre musiciens donnent corps à cette traversée tandis que des images vidéo prises en direct déplacent le regard, dévoilent l’envers des espaces et la subjectivité des personnages. Du grand art. Bravo !
Dates : du 9 au 20 janvier 2024 – Lieu : Berthier (Paris 17e)
Texte et mise en scène : Tiphaine Raffier